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  • Marion Sérignan
  • J'habite chez mes cinq chats dans la région d'Avignon. Grâce à eux j'écris des livres et des articles sur mon blog.
  • J'habite chez mes cinq chats dans la région d'Avignon. Grâce à eux j'écris des livres et des articles sur mon blog.

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4 septembre 2009 5 04 /09 /septembre /2009 18:34

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Cette nouvelle a été publiée dans Le Centième Titre. Cet ouvrage est la réunion de textes inédits écrits par une sélection d'auteurs des Editions Les 2 Encres ( http://www.les2encres.com ), tous romanciers, et qui marque le centième livre de la maison d'édition.
Les quatorze histoires courtes font pénétrer le lecteur dans des univers originaux et variés : suspense, insolite, littéraire... Mon histoire, c'est TGV-place de l'Horloge.
Cette fois, Anne Devil, l'héroïne de tous mes romans, entraine à nouveau la petite féline Zelda dans une drôle de galère. Nouvelle Ariane, Anne tire le fil d'une étrange pelote qui déroule un quotidien un peu terne, brodé çà et là de péripéties surréalistes qui pourraient faire douter de sa santé mentale. Mais la jolie chatte, vigilante et ironique, garde les pattes sur terre. Bon sens félin ne saurait mentir. Quoique...
Cette nouvelle, je vous l'offre, avec l'autorisation de ma maison d'édition. Elle vous fera découvrir mon univers. J'espère qu'elle vous séduira et vous donnera envie de lire mes livres. 

*
  photo100eme.jpg 

A Zelda

Tu seras toujours auprès de nous. Toujours et pour toujours…


TGV-place de l'Horloge   

 

 

      Huit heures quarante-cinq. Avignon, parking de la gare TGV. Deux amies s’extraient d’une Twingo vert pomme. Anne, la conductrice, ouvre le coffre, Marie, la voyageuse, en sort une valise à roulettes bordeaux, la pose, tire sa poignée, lui fait faire quelques mètres dans un sens, dans l'autre...

 – Très maniable, dit-elle, satisfaite. Bon achat !

     Un peu étourdies par la chaleur précoce de mai, les deux amies regardent la gare. Habillée de métal et de verre, étincelante dans le soleil matinal, elle ressemble à un vaisseau extraterrestre.

       – Tu es sûre que tu ne pars pas vers les étoiles ou dans une machine à explorer le temps, dit Anne ? 

       – Si je remonte le temps, c’est pour rencontrer la Vendée, son histoire tourmentée, et des auteurs qui, comme moi, aiment se promener dans le passé, ou le futur, ou dans des mondes parallèles.

      Marie se rend au Moulin de Frély, dans le Bocage vendéen, à une rencontre autour du livre organisée par la maison d’édition qui a publié ses deux premiers romans.

      Tandis qu’elles marchent vers l’entrée de la gare, la chevelure ambrée flottant sur ses épaules, la robe soyeuse couleur pêche d’Anne, contrastent avec la coupe au carré stricte des cheveux châtains de Marie et sa tenue sombre – veste noire, jupe anthracite.

       – Tu t’es mise en noir pour faire « auteure » sérieuse ?

      – Oui. Mais j’ai mon pin’s de la fusée rouge et blanche de Tintin, dit Marie en montrant le revers de sa veste. Ce qui change tout… Ah stop ! ajoute-t-elle avant de passer la porte. Pause cigarette.

      Anne accepte la gauloise que lui tend son amie.

       – Tu n’es pas une « auteure » qui donne le bon exemple !

       – Je ne le conteste pas. Mais j’ai pris une voiture « non fumeur » – les « fumeur » sont irrespirables. Je dois tenir presque trois heures jusqu'à Paris. Alors, celle-là, je la savoure, répond Marie en aspirant avec délectation la première bouffée.

      Leurs gauloises fumées et écrasées, elles se remettent en route, suivies par la valise à roulettes bordeaux, docile, maniable et discrète.

      Autour d’elles, des voyageurs entrent, sortent, pressés ou nonchalants, joyeux et bruyants ou maussades, touristes colorés ou hommes d’affaires en costume sombre.

       – En route vers Frély ! Ce nom a déjà un petit air de liberté, dit Marie, réjouie.

       – Prends garde que cet air ne te monte à la tête !

       – C’est-à-dire ?

      Anne a un petit sourire entendu.

       – je me comprends. E pericoloso sporgersi. Même à Frély.

      – Tu crains que je ne sois pas sage à Frély ? Je te retourne le compliment, à toi qui restes à Avignon. Tu auras le temps, j’en suis sûre, de faire deux ou trois conquêtes avant mon retour !

      Poursuivant leur joyeuse querelle, les deux amies gravissent le plan incliné de béton brut qui conduit au hall supérieur ouvrant sur la voie numéro 4.

       – Bon, dit Marie. Ce matin je n’ai pas eu trop de temps pour parler des chats à Philippe. Je vais dans une maison d’hôtes, pas un hôtel. Je ne sais pas si j’aurai un téléphone dans ma chambre ; et ça me gêne d’emprunter le portable des autres. J’essaierai quand même de passer un appel à mon cher époux : « Bien arrivée, tout va bien » et un autre : « Tout va bien, prête à partir ». Mais toi, si tu pouvais l’appeler plus longuement pour lui dire que : le matin, c’est les boîtes pour ceux qui en veulent – surtout Yom Yom et Scott – ; à midi, couper la viande pour Tanit et Antinéa ; à six heures, la viande pour tout le monde – veiller à ce qu’il n’y ait pas d’oubliés, et le gros Lancelot ne mange que du filet de dinde – ; plus tard, deux ou trois barquettes pour ceux qui réclament ; concernant Salammbô et Woody, veiller à ce que les bols de croquettes soient…

       – Stop ! Tu devrais vraiment te décider à acheter un portable de façon à pouvoir – d’esclave à esclave – donner tes instructions toutes les cinq minutes pour ta famille de tyrans.

       – D’accord ! rétorque Marie, piquée. Je suis une névrosée obsessionnelle. Mais je ne promène pas mes chats dans ma tête, moi !

       – Touché !... Bon, je te signale quand même que j’ai arrêté la télépathie avec Zelda depuis quelques semaines. Je suis normale à présent. Normale.

       – Parfait, dit Marie, soudain distraite, en fouillant dans son sac à la recherche de son billet.

      S’approchant de la machine à composter, elle tend avec méfiance le carton rectangulaire vers la bouche pincée du monstre orange vif.

      – On dirait une poule qui a trouvé un couteau ! se moque Anne.

      – Eh bien, ma chère, comme toi je souffre du syndrome de Hal. Et je ne le limite pas aux ordinateurs hostiles ; toutes les machines font l’affaire pour me rendre malade.

      Anne est obligée d’en convenir, elle non plus n’est pas à l’aise avec tout ce qui fait appel à une quelconque technologie.

      – Tu es sûre que tu ne te tromperas pas de train ? reprend-elle. Celui-ci, tu ne peux pas le rater. Mais à Paris, tu dois changer de gare, prendre le métro…

      – Tu me prends pour une débile ? répond Marie, agacée. J’ai fait un tableau avec les numéros et les horaires de tous mes trajets. Avignon-Paris ; toutes les stations de métro – là, j’ai mis des heures approximatives – ; Paris-Angers ; Angers-Cholet. Et entre les trains, j’ai suffisamment de temps pour…

      – Tu l’as dans ton sac ?

      – Quoi ?

      – Le tableau.

      – Quel tableau ?... Oh ! Tu fais tout pour me déstabiliser, on dirait !

     – Mais non ! Grosse bête. Je me fais du souci pour toi, c’est tout.

      Elles se dirigent en riant vers le quai, éblouissant sous le soleil déjà haut. Marie a repéré sa voiture sur le plan affiché. Elles marchent vers la zone F (comme fantasme ?) suivie avec docilité par la valise à roulettes.

      Et très vite, le TGV que vient d’annoncer le haut-parleur surgit dans une aura de lumière, tel un serpent fabuleux couleur de métal et de ciel, ralentit, s’arrête.

      Le rituel des quais de gare. Bisou-bisou. Echange rapide.

      – Sois brillante. Vends beaucoup de livres. Et méfie-toi des auteurs séduisants !    

      Anne tend la valise à son amie. Marie est rapidement avalée par une des gueules du serpent fabuleux qui reprend son élan, s’élance vers la blancheur immaculée de l’immense double viaduc qui enjambe le Rhône et donne au paysage une allure de science-fiction…

      Restée seule sur le quai, un peu éblouie, Anne tend son visage à la douce caresse d’un mistral léger.

      « Tu rêves encore ? »

      La petite voix aigrelette de Zelda, sa jolie chatte aux allures de danseuse de Charleston, résonne dans sa tête.

      « Comment ? Tu es là ?!... »

      « Je ne voulais rater le départ de la grande voyageuse pour rien au monde ! »

      « Tu exagères, Zelda ! J’ai dit à Marie que la télépathie entre toi et moi, c’était fini. »

      « Je n’accepte pas cette décision unilatérale ! J’avais besoin de m’aérer les neurones, et je n’ai rien fait de mal pour être privée de sortie. »

      « Oh, ça va ! Tu finis toujours par gagner, de toute façon. »

      Contrariée, Anne se retourne brusquement et se heurte à un homme immobile – taille moyenne, corpulence moyenne, cheveux grisonnants légèrement clairsemés – vêtu d’un épais manteau gris sur un costume bleu marine, une écharpe de laine grumeleuse jaune paille et nacre autour du cou, une petite valise en cuir vert bouteille posée à ses pieds. Il paraît souffrir de la chaleur dans ce gros manteau plutôt démodé et inadapté à la saison. Il a l’air égaré, effrayé même.

      – Où sommes-nous ?... dit-il d’une voix blanche.

      Interloquée un moment, elle finit par répondre sur un ton qu’elle essaie de rendre rassurant :

      – Mais à Avignon, à la gare TGV.

      – TGV ?...

      « Fais gaffe ! C’est sans doute un fou, ou un genre de dragueur qui se la joue paumé. »

      Sans tenir compte de l’avertissement de sa chatte, Anne observe l’homme au manteau gris qui semble perdu, et demande avec douceur :

      – Vous venez de descendre de ce train ?

      – Non…, répond-il en donnant l’impression de faire un effort de mémoire. Je suis descendu d’un autre train qui venait en sens inverse… sur un autre quai.

      – Et vous deviez monter dans celui-là ?

      – Non… je ne sais pas… J’ai marché dans cette gare…

      Perplexe, elle considère cet homme étrange. Mais le soleil l’éblouit, et elle a oublié ses lunettes noires.

     – Venez ! Nous allons nous asseoir, dit-elle en lui montrant la porte qui ouvre sur le hall supérieur.

      Il se penche – avec difficulté semble-t-il – vers sa valise verte, élégante mais d’un modèle ancien, s’en saisit, se met lentement en route. Il paraît épuisé.

      – J’ai un peu de temps, reprend-elle. Je pourrais peut-être vous aider.

      Avant de s’installer sur un des sièges en bois stratifié, il fait glisser son écharpe de laine grumeleuse qu’il garde à la main, pose la valise à ses pieds, écarte les pans de son manteau, sans toutefois se décider à le retirer.

     – Bon, dit Anne sur un ton posé, expliquez-moi tout. Et d’abord, quelle est votre destination ?

     – Rome ! répond-il, presque avec soulagement, comme si le nom de la ville le rassurait.

     « En pleine confusion ce mec ! commente Zelda. Il s’est trompé de pape. Et ici, ils sont tous morts depuis belle lurette. »

      « Ah ! Ce n’est pas le moment de mettre ton grain de sel. J’ai bien compris qu’il est paumé. Alors, la ferme ! »

     – Bien, nous avançons, dit-elle à l’inconnu. Mais je crois que vous avez fait une erreur ; vous n’auriez pas dû descendre à Avignon. Votre TGV allait sans doute jusqu'à Marseille ou Nice. Et là-bas, vous deviez je suppose prendre un train pour l’Italie…

     – Mon train allait directement de Paris vers l’Italie ! dit-il avec force. Le rapide 609. Il ne passait pas par Avignon. Il traversait les Alpes par le tunnel du Mont-Cenis, vers Turin, Gênes, Pise, Livourne, Civitavecchia, Roma-Termini. Il allait même jusqu’à Syracuse.

      – Alors vous vous êtes trompé de train.

     – C’est impossible ! Ce matin à huit heures dix, j’étais assis dans ce compartiment de troisième classe…

      – Troisième classe !... Mais la troisième classe n’existe plus depuis les années cinquante, et…

     – Elle sera supprimée l’année prochaine ! la coupe-t-il à son tour. Et ce matin, j’ai bien pris place dans ce compartiment de troisième classe. J’étais assis près du couloir, face à la marche. Mes compagnons de voyage étaient un couple de jeunes époux, un représentant de commerce, un ecclésiastique, un professeur, un Anglais. Et mon train allait à Rome, pas à Avignon, ni à Marseille, ni à Nice !

      « Il a de la suite dans le délire, remarque Zelda. Ma chérie, tu devrais sans tarder mettre fin poliment à la conversation. »

      Mais Anne est intriguée, cet homme paraît sincère – il est vrai que les fous le sont. C’est vrai aussi qu’il a l’air démodé, comme s’il venait d’une autre époque. « Ah non ! se dit-elle, soudain angoissée, je ne vais pas recommencer mes fantasmes de voyage dans le temps !... »

      Sa voix tremble un peu lorsqu’elle pose sa question à l’homme au manteau gris :

      – En quelle année sommes-nous ?

      – … Eh bien en 1955 ! En novembre, dit-il en la regardant dans les yeux, comme si à son tour il doutait de la santé mentale de son interlocutrice.

      Son regard s’élève ensuite vers la chevelure ambrée que le mistral a désordonnée, puis vers la verrière qui couvre le hall, balaie l’espace de repos, les sièges fuselés, les tables basses, les machines à composter orange vif, la foule des voyageurs vêtus de couleurs printanières, de tenues hétéroclites, traînant tous des valises à roulettes qui font un tac-tac irritant sur le sol couvert de lattes de bois…

      – Mais tout ceci est si bizarre…, ajoute-t-il, à nouveau troublé, perdant son assurance.

      « Bizarre ? Vous avez dit bizarre, mon cher cousin ? »

      « Oh ! ça va, Zelda, ne me fait pas un film, en plus ! »

      – Oui, c’est vrai, concède Anne, quelque chose de bizarre est arrivé. A moi, à vous surtout. Je ne veux cependant pas vous affoler. Je pourrais me débarrasser de vous en vous faisant acheter un billet pour Marseille ou Nice, et vous mettre dans le prochain TGV. Pourtant…

      – TGV ?...

      – Oui, cela signifie Train à Grande Vitesse.

      – Mais depuis quand sont-ils en service ?

      – Si je vous donne une date, vous ne me croirez pas.

      – Dites toujours.

      – 1981.  

      – Vous vous moquez de moi !

      – Vous voyez !... Je crois vraiment qu’il vous est arrivé quelque chose, monsieur… ?

      – …Delmont… Léon Delmont, dit-il avec nervosité après un temps d’hésitation.

      – Enchantée ! Anne Devil.

      Un sourire se dessine pour la première fois sur le visage las de cet homme.

     – Vous êtes charmante, Anne Devil, très séduisante – vous ressemblez à une nymphe de Botticelli –, mais tout aussi irréelle que ce décor lumineux, insolite, ces gens vêtus de façon voyante et plutôt légère pour un mois de novembre, et vous tenez des propos invraisemblables.

      « Fais gaffe ! Il est paumé ou fou, il a un prénom de grand-père, mais il commence à te draguer, là ! » ne peut s’empêcher de commenter Zelda.

     – Ecoutez, dit Anne en ignorant ces commentaires, je vous aiderai volontiers si vous m’aidez aussi. Essayez de vous souvenir… Pourquoi vous êtes-vous retrouvé à la gare d’Avignon ?... Que s’est-il passé juste avant ?

      Il fronce les sourcils, semble se concentrer…

     – Eh bien…, j’étais, comme je vous l’ai dit, dans le compartiment de troisième classe de mon train Paris-Rome. J’ai dû m’assoupir un instant, un peu avant ou après Mâcon, je ne sais plus, au moment sans doute où la ligne bifurque pour rejoindre les Alpes. Je ne me souviens pas d’avoir rêvé, mais d’une sensation étrange, une chaleur, une lueur, un bruit singulier, pas violent, sourd… comme un « fffloufff… » très long, assourdi. Je me suis réveillé en sursaut. Le compartiment avait disparu, mes compagnons aussi. J’étais dans un fauteuil confortable rouge et jaune, près de la fenêtre, et le paysage, dans cette fenêtre, défilait à une vitesse ahurissante, un paysage qui rappelait le sud de la France. Puis le haut-parleur a annoncé l’arrivée du train en gare d’Avignon – deux minutes d’arrêt. « J’ai fait une erreur… j’ai fait une erreur ! me disais-je. Je dois descendre de ce train ! » Je me suis levé de mon siège avec difficulté – il n’y avait personne à côté de moi – et j’ai vu ma valise au dessus de ma tête, dans le porte-bagages. Je m’en suis emparé, j’ai suivi les voyageurs qui se dirigeaient vers la sortie, descendaient du train… Sur le quai, j’ai eu un léger étourdissement, ébloui par l’intensité du soleil, le bleu électrique du ciel. Je m’étais endormi aux environs de Mâcon ; là-bas le ciel était sombre, les vitres se brouillaient de pluie… Et soudain, j’étais en Avignon, sur un quai lumineux… j’avais chaud… j’avais peur… J’ai erré un moment dans la gare… Puis je vous ai rencontrée.

     – Vous devriez retirer votre manteau, monsieur Delmont, dit Anne avec douceur mais fermeté. Il fait vraiment chaud à présent. Il faut que vous soyez à l’aise pour entendre ce que j’ai à vous dire.

      Il s’exécute lentement, pose l’épais manteau gris et l’écharpe jaune paille et nacre sur la valise vert bouteille, puis se rassoit. Il fixe sur Anne un regard intense qui exprime un grand étonnement, mais pas de crainte. Visiblement il lui fait confiance, est prêt à la croire.

      – Je vais être brutale avec vous, poursuit-elle, j’en suis désolée, croyez-moi. Vous êtes bien à Avignon, et la date d’aujourd’hui est le 21 mai 2004. Vous avez sans doute pénétré à votre insu dans une faille spatio-temporelle qui vous a fait quitter non seulement votre train, mais aussi votre présent, pour vous projeter dans un autre train et un autre lieu… dans le futur.

      Le regard de Léon Delmont s’altère, l’incrédulité s’y installe puis cède la place à la panique. Ce que lui a dit Anne Devil est inconcevable… Cependant les faits sont têtus : ce décor ultramoderne, ces gens étrangement vêtus, cette douceur printanière, et cette jolie femme qui ressemble à un Botticelli, avec son regard plein de compassion…

      L’esprit de Léon Delmont vacille, il se raccroche à ces yeux couleur aigue-marine… Il doit faire confiance à cette personne avenante, elle est la seule à se préoccuper de lui, à vouloir l’aider.

      Anne lit toutes ces pensées sur le visage tourmenté mais agréable de son compagnon. Certes, il est séduisant : la quarantaine ou un peu plus, des traits aigus creusés par la fatigue et l’angoisse, une légère calvitie qui lui donne le charme d’un intellectuel. Toutefois, ce qu’elle ressent à son égard n’est pas une attirance d’ordre sentimental ou sexuel, c’est plutôt une envie de le protéger comme un enfant désemparé. Célibataire par choix, Anne se dit qu’après tout, passé la quarantaine, on n’est toujours pas obligée de craquer pour les bébés, mais qu’un homme de quarante-cinq ans, un peu perdu, peut aussi bien éveiller un trop plein de tendresse soigneusement caché sous une façade de désinvolture.

      – Ce que vous me dites est invraisemblable, Anne Devil, dit calmement Léon Delmont, tandis que son regard retrouve une certaine assurance, pourtant je vous crois. Comment ne pas vous croire face à l’évidence ? Je suis en Avignon, dans une gare où roulent des Trains à Grande Vitesse, c’est le printemps, et nous sommes au XXIème siècle… Et maintenant, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que je fais ?

      – Eh bien, dit-elle, vous alliez à Rome. Envisagiez-vous de visiter Saint-Pierre ? Le Vatican ?

      – Justement. Ce voyage, exceptionnellement, n’était pas un voyage d’affaires. A mes frais – ce qui explique la troisième classe –, il allait me permettre de revoir ce monument et ce musée que j’ai longtemps négligés.

      – Alors, faute de vous rendre dans la demeure du pape actuel, qui selon moi n’est pas très recommandable – rétrograde, borné –, vous allez visiter celle de nos vieux papes (Benoît XII, Clément VI, Urbain V…) qui probablement n’étaient pas plus recommandables que le locataire du Vatican, mais qui ont l’immense mérite d’être morts depuis des siècles.

      Léon Delmont éclate de rire.

      – Cécile ! Vous me rappelez Cécile. Comme vous, c’est une anticléricale forcenée !

      Anne se lève en souriant.

      – Je ne vous demanderai pas qui est Cécile, vous me parlerez d’elle un peu plus tard. Nous n’allons pas bavarder dans cette gare la journée entière. Venez ! Je vous emmène en ville.

      Il se lève à son tour avec une énergie retrouvée, empoignant sa valise, tandis qu’elle se charge du manteau et de l’écharpe.

      Ils quittent la gare TGV, toujours étincelante sous le soleil de plus en plus haut dans un ciel d’un bleu de carte postale.

 

      Zelda fait un dernier commentaire :

     « Marie avait raison. La première conquête a été rapide. Je ne sais pas si ça se terminera par « la bête à deux dos », mais ça te laisse largement le temps d’en faire une ou deux autres avant la fin du week-end »

 

*

 

      Léon Delmont n’est pas à l’aise dans la Twingo vert pomme. Anne lui a dit d’attacher sa ceinture ; ça l’a d’abord effrayé, il se sentait prisonnier. Maintenant ça le rassure – mais pas tout à fait.

     – Vous conduisez toujours aussi vite ? demande-t-il, un peu tendu.

     – Eh bien, de temps en temps j’attrape un PV pour excès de vitesse, ça me calme pour un moment. Aujourd’hui, j’avoue… Je vois que vous êtes inquiet ! Excusez-moi, je ralentis.

      – C’est que… cette circulation intense, ces grandes artères, ces petites automobiles qui se faufilent partout, c’est impressionnant.

      – C’est le progrès, c’est l’enfer des villes. Mais vous avez de la chance, ce n’est pas l’heure des bouchons.

      La Twingo vert pomme longe les bords du Rhône, calme, presque immobile, passe sous le Pont Saint-Bénezet, où, faute de danser quelques touristes flânent, tourne à droite pour pénétrer intra-muros, dans la falaise du Rocher des Doms creusée vers l’accès au parking souterrain du Palais des Papes.

      A l’entrée, Anne qui s’est garée trop loin, doit se soulever, étirer son bras pour prendre le ticket au distributeur.

      – Que faites-vous ? demande son compagnon, inquiet.

      – Je paie, enfin, j’entame le processus de paiement, dit-elle en lui tendant le petit carton rectangulaire. Tenez ! Mettez-le dans mon sac qui est sur le siège arrière.

      – Etrange, dit-il en s’exécutant.

      – Vous n’êtes pas au bout de vos surprises.

      Après la descente dans l’enfer sombre du parking, la sortie sur la place est éblouissante. Le Palais des Papes, caressé par la lumière chaude de mai, est couleur de miel. Ils s’arrêtent un instant, pris de vertige, devant la façade d’une hauteur étourdissante avec ses formidables grandes tours, ses créneaux, ses mâchicoulis…

      – Quelle merveille ! dit Léon Delmont, séduit. Je ne l’avais vu qu’en photographie jusqu’à présent. L’austérité du Palais Vieux, la splendeur du Palais Nouveau… un tel contraste et pourtant une telle unité dans le majestueux, le grandiose.

      – Nous irons le visiter plus tard, dans l’après-midi – si vous êtes toujours là…, dit Anne, songeuse. Venez ! ajoute-elle en l’entrainant. Ces événements m’ont donné soif. Allons sur la place de l’Horloge, elle est plus fraîche, il y a des platanes.

      Un peu déçu, le visage encore tourné vers le Palais, il lui emboîte le pas. Ils longent la Banque de France aux allures de coffre-fort, contournent le manège aux couleurs de sucre d’orge, croisent une faune bigarrée de touristes, quelques bateleurs… Ils ne parlent pas. Il lance des regards curieux à cet environnement lumineux surgi d’un voyage improbable ; elle essaie de rassembler ses esprits pour tenter de maîtriser une situation absurde. Ils marchent au centre de la grande place déjà animée en cette période d’avant-Festival, observent un instant un homme-statue drapé de blanc, s’installent sous un parasol orange du bar Le Forum, face à l’Hôtel de ville dont la tour de l’Horloge domine l’esplanade, et commandent deux demis pression.

      Léon Delmont veut régler les consommations.

      – Avec quelle monnaie ? demande Anne en riant.

      Elle tend six euros au garçon et ajoute :

      – Des francs de 1955 ? Donc des anciens francs. Ca ferait combien au fait pour deux demis ?... Non, voyez-vous je paie en euros, la monnaie unique européenne.

      Il est agréablement surpris.

      – L’Europe a donc fait des progrès dans l’union ? Elle a une monnaie unique ?

      – Oui. Mais ce n’est pas gagné vous savez !... Nous allons nous mettre d’accord, monsieur Delmont.

      – Appelez-moi Léon, voulez-vous ?

      – Soit. Eh bien, Léon, je pourrais vous parler de l’euro, vous faire un cours sur l’Europe, la situation internationale, le 11 septembre, le terrorisme, la guerre en Irak, les progrès de la science, la conquête spatiale, le féminisme, le mariage homosexuel… Nous en aurions pour la journée, vous me poseriez des questions à n’en plus finir. Et je serais malheureusement incapable d’avoir réponse à tout – je suis une personne moyennement informée et cultivée. Si vous demeurez dans notre époque – ce que je ne vous souhaite pas –, vous devrez passer de longues heures dans les bibliothèques et apprendre à vous servir des ordinateurs afin de consulter Internet, un moyen de communication quasiment universel… Mais ce matin nous sommes ici, sur cette place, dans une parenthèse temporelle pour vous, peut-être pour une durée limitée. Il ne faut donc pas perdre de temps avec l’actualité et l’Histoire.

      Léon Delmont lui adresse un sourire charmeur qui dessine de petites rides autour de ses yeux. Curieusement, ça le rajeunit.

     – Alors ce matin, nous parlerons de vous, Anne ! Vous êtes très belle, élégante, raffinée, sûrement une artiste…

     – Hors sujet. Plus tard peut-être, mais pour l’instant nous parlons de vous. C’est la meilleure façon de trouver une solution à votre problème – ou du moins de tenter. Car vous avez un problème, vous en êtes conscient ?

     – Oui. Cependant je ne me considère pas comme un personnage assez intéressant pour souhaiter parler de moi. C’est peut-être la raison pour laquelle mon époque me rejette d’ailleurs.

     – Allons ! C’est de la fausse modestie. Ou alors vous êtes déprimé, ce qui peut se comprendre. Bon, trouvons un point de départ. D’abord, qui est Cécile ?

      – Ma maîtresse romaine, une belle jeune femme brune aux yeux noirs, à la chevelure tressée comme une couronne, dit-il, le regard brillant. Elle est française mais vit à Rome. Elle occupe un emploi au palais Farnèse, l’ambassade de France.

      « Ouf ! Je suis rassurée, déclare Zelda qui semble se réveiller. Pas sur la santé mentale de ce mec – qui me paraît bien préoccupante – mais sur ses intentions. Il t’a fait des compliments charmants tout à l’heure ; pourtant tout compte fait, tu n’es pas son genre. Je savais bien que les brunes ne comptaient pas pour des prunes ! »

      Anne reste silencieuse un moment. Elle est rassurée elle aussi. Ou déçue ? Elle refuse d’entrer dans ce jeu. Elle a entrepris une opération de sauvetage et souhaite la mener à bien sans interférence d’ordre sentimental ou sexuel.

      « Zelda, je te prie de ne pas perturber la conversation qui va suivre ! C’est trop important pour l’avenir de notre ami. »

      « O.K. j’obéis. Parce que je vois que tu n’es pas prête pour une nouvelle aventure sexy – du coup, c’est moins excitant –, et que, d’une certaine façon, il me fait de la peine, cet homme. Tu vois, je ne suis pas une chatte sans cœur ! »

      « Très bien, alors tiens bien ta langue ! »

      La discrétion de Zelda assurée, Anne s’adresse à nouveau à son compagnon. Craignant qu’il n’ait pris son silence pour de la déception, un début de jalousie, elle parle sur un ton bienveillant, éloignant ainsi toute équivoque :

     – Vous alliez rejoindre Cécile à Rome ?

     – Oui. Une fois par mois environ, j’effectue un voyage en train vers la capitale italienne pour mes affaires. Je dirige la succursale française de la maison Scabelli qui commercialise des machines à écrire. En général j’en profite pour consacrer un peu de temps à Cécile. Je l’avais rencontrée dans le train, justement ; elle est devenue ma maitresse, et nous avons entrepris de visiter ensemble tous les monuments de cette ville mythique, la Rome des Césars, mais aussi celle de la chrétienté, des papes – malgré les réticences de ma belle amie anticléricale. Cependant cette fois, ce voyage n’était pas un voyage d’affaires. Son but exclusif était Cécile, à qui j’allais annoncer que je lui avais trouvé une situation à Paris, et que, dans un mois ou deux, elle pourra m’y rejoindre.

     – Vous allez l’épouser ?

      Il ne répond pas tout de suite, paraît embarrassé… Il suit des yeux un moment une jeune femme au visage radieux, à la lourde chevelure de jais relevée en un chignon compliqué, vêtue d’une élégante robe coquelicot ondulant autour de son corps sculptural alors qu’elle traverse la place de l’Horloge en conquérante.

     – Ce n’est hélas pas aussi simple…, dit-il enfin. Je suis marié, j’ai quatre grands enfants : deux filles, Madeleine et Jacqueline, deux garçons, Henri et Thomas. Mais mon couple a subi l’usure du temps. Henriette, ma femme, me méprise. Et pourtant elle m’est très attachée, plus par la passion malheureusement, ni l’amour, ni même la tendresse. Non, simplement je lui assure une vie confortable et bourgeoise en accord total avec ses aspirations, son éducation pétrie de principes, dans un bel appartement au 15 place du Panthéon.

      Il cesse de parler pour observer cette fois une famille qui flâne entre le manège et l’homme-statue. Trois jeunes enfants courent dans tous les sens. La femme, en robe informe, le ventre bombé (nouvelle grossesse ou début d’obésité ?), les rappelle à l’ordre de façon machinale, d’un air las, résigné. L’homme, encore svelte, en short et polo, tente de se tenir le plus possible à distance de cette famille qu’il feint presque de ne pas connaître. Son regard scrute les terrasses des cafés. A la recherche de places ? Non, il observe les filles aux tenues légères, aux jambes nues et halées. Lorsqu’il arrive au niveau de la table où sont installés Anne et Léon Delmont, il s’attarde avec plaisir sur les boucles ambrées, la robe de soie couleur pêche soulignant les formes élancées d’une jolie femme qui ressemble à une nymphe de Botticelli.

     – Rien de nouveau sous le soleil, dit Anne en souriant à son compagnon. Madame est accablée par ses gosses, monsieur papillonne.

     – Vous êtes sévère.

     – Non, lucide, désenchantée… et féministe aussi, mais à l’ancienne mode. Car les valeurs traditionnelles reviennent en force : le mariage, la famille, le « droit à l’enfant » à tout prix… Même les homosexuels souhaitent se marier et procréer… d’une façon ou d’une autre, ne me demandez pas les détails ! ajoute-t-elle avec un petit rire. Je vous rassure pourtant, Sébastien, mon meilleur ami qui est gay, préfère les joyeuses fiançailles à Venise, Florence ou Rome… Revenons à vous, Léon. Vous allez divorcer ?

     – Non. Henriette ne s’y résoudra jamais.

     – Vous allez donc vivre dans le compromis.

      – Hélas !

      Un sourire s’élargit sur les lèvres délicatement ourlées d’Anne. Elle ouvre son sac – une grande poche souple en raphia couleur rouille –, regarde à l’intérieur, sans toutefois faire mine d’en sortir quoi que ce soit.

     – je vais vous dire ce que vous allez faire, Léon… La solution se trouve au fond de mon sac, murmure-t-elle avec un air de conspirateur.

     – Quel est ce nouveau mystère ?

     – Vous allez le savoir. Mais avant, je peux vous dire que vous changerez vos projets. Vous irez à Rome, certes ; cependant vous n’y rencontrerez pas Cécile. Non, vous allez y vivre ces trois jours, que vous projetiez de lui consacrer, sans la voir, en vous cachant d’elle, même.

      – Mais… c’est impossible !... Cela n’a aucun sens !

      – Laissez-moi poursuivre. Vous allez prendre conscience d’une chose lors de cet interminable voyage vers la « ville éternelle ». C’est que, justement, cette ville et Cécile sont inextricablement liées. Vous ne pouvez aimer Rome qu’à travers Cécile, et Cécile qu’à travers Rome. Cécile vivant à Paris avec vous perdrait tout son charme, deviendrait une seconde épouse dont vous vous lasseriez, comme vous vous êtes lassé d’Henriette.

      Léon Delmont s’agite sur son siège, en proie à des sentiments confus : étonnement, incrédulité, colère… Peut-être aussi soulagement inavoué.

     – Vous semblez oublier qu’en ce moment je ne suis ni à Paris ni à Rome, dit-il sur un ton ironique et amer, mais en Avignon, prisonnier d’une époque qui n’est pas la mienne, donc dans l’incapacité de suivre vos excellents conseils, Anne Devil !

      – Ne soyez pas grincheux ! Soyez confiant plutôt, je crois que votre situation va se débloquer.

      – Comment ?... Et d’abord, qu’est-ce qui vous permet de vous immiscer dans ma vie privée ?

      – Cet objet, dit Anne en sortant de son sac un livre de format poche, de couleur beige rosé, dont le titre est La Modification, l’auteur, Michel Butor, l’illustration, des rails sombres de chemin de fer qui s’entremêlent puis bifurquent au-dessus de l’étoile accolée au M des Editions de Minuit.

      – Quel rapport y a-t-il entre ce livre et moi ? demande-t-il, irrité.

      – Ce livre, vous l’avez écrit, ou plutôt, vous allez l’écrire.

      – Mais l’auteur s’appelle Michel Butor !

      – Et alors ? C’est peut-être un nom de plume. Et le personnage s’appelle Léon Delmont. Celui qui écrit, en utilisant la deuxième personne comme s’il se parlait à lui-même, c’est vous.

      – Prouvez-moi que j’ai écrit ou que j’écrirai ce livre !

      – C’est facile, je vais vous en lire un passage, dit-elle en tournant quelques pages… Voilà ! C’est à la page 275, vers la fin du roman.

      Anne regarde son compagnon, lui adresse son plus joli sourire, s’éclaircit la voix et commence à lire :

   « Vous n’irez point guetter les volets de Cécile ; vous ne la verrez point sortir ; elle ne vous apercevra point.

    Vous n’irez point l’attendre à la sortie du palais Farnèse ; vous déjeunerez seul ; tout au long de ces quelques jours, vous prendrez tous vos repas seul.

       Evitant de passer dans son quartier, vous vous promènerez tout seul et le soir vous rentrerez seul dans votre hôtel où vous vous endormirez seul.

    Alors dans cette chambre, seul, vous commencerez à écrire un livre, pour combler le vide de ces jours à Rome sans Cécile, dans l’interdiction de l’approcher.

    Puis lundi soir, à l’heure même que vous aviez prévue, pour le train même que vous aviez prévu, vous retournerez à la gare,

    sans l’avoir vue. »

       L’expression de Léon Delmont a changé ; il n’est plus irrité, incrédule, il paraît fasciné. Presque malgré lui, ses mains se tendent, se referment sur le livre qu’elle lui abandonne… son visage se concentre, ses yeux s’illuminent lorsqu’il l’ouvre et commence à lire…

      Au même moment, Anne ressent un soulagement intense qui détend tout son corps, comme si elle était délivrée soudain d’un lourd fardeau. Elle se love avec  volupté dans les coussins moelleux du fauteuil en osier. Son regard balaie la place, le manège aux couleurs de sucre d’orge, les statues sévères de Corneille et Molière devant l’Opéra-Théâtre, celle, irréelle, de l’homme en blanc, l’Hôtel de ville et son horloge à jacquemart dans le beffroi gothique, la fraîche ramure des platanes, le parasol orange au-dessus d’elle… Elle renverse la tête sur le dossier, ferme les yeux…

      …Le Colisée a remplacé la pyramide de Pei dans la cour du Louvre agrandie… Le Panthéon de Rome a rejoint le Panthéon parisien et l’entraîne dans une valse folle qui plonge Anne à leur suite dans un vertige, une chaleur, une sensation de chute vers un brasier étincelant… Elle sursaute, ouvre les yeux, les referme aussitôt, éblouie… Un rayon de soleil malicieux a contourné le parasol pour la frapper en plein visage. « Où suis-je ?... Ah oui ! sur la place de l’Horloge, en compagnie du personnage de La Modification. »

      Mais lorsqu’elle tourne son regard vers le siège voisin, Léon Delmont a disparu, le livre aussi. Déconcertée, elle s’adresse à Zelda :

      « Où est-il ?... »

      « Dématérialisé. Je t’ai vue t’endormir, je le regardais lire ; il paraissait hypnotisé, comme aspiré par le livre. Ca a duré de longues minutes… Puis tout d’un coup, une chaleur, une lueur, et « fffloufff… », il a disparu ! »

      « Tant mieux ! dit Anne, soulagée. C’est ce que j’espérais. Il a rejoint son compartiment de troisième classe, en compagnie du couple de jeunes mariés, du prêtre, du représentant de commerce, du professeur, de l’Anglais. Il ira à Rome. Il ne rencontrera pas Cécile, il entrera dans La Modification. Il écrira son livre… Mais quand même, il me plaisait bien ! » ajoute-t-elle avec une pointe de regret.

      Le rayon de soleil est soudain masqué par une ombre. Un homme se penche vers elle, une silhouette élancée, élégante, un costume démodé qui lui donne une allure de dandy. Elle distingue son visage ciselé malgré le contre-jour, des yeux noisette, brillants, inquisiteurs, une chevelure mi-longue châtain cendré, une petite moustache soignée. Elle entend sa voix mélodieuse et distinguée murmurer :

      – Odette…

      « C’est Jeremy Irons ! » s’écrie Zelda tout excitée.

      « Ah ! non, répond Anne, partagée entre le doute et l’agacement. C’est Charles Swann. Il a pour moi les traits de Jeremy Irons depuis que cet acteur – pour qui j’ai un faible – a joué son rôle dans Un amour de Swann de Volker Schlöndorff, mais là, c’est bien le personnage de Proust… A croire qu’ils se sont donné le mot pour m’embêter aujourd’hui, les personnages de romans ! Je dois pourtant lui répondre, à celui-là aussi. »

      – Pardon ?..., dit-elle, feignant la surprise.

      L’homme élégant prend place sur le siège qu’occupait précédemment Léon Delmont.

      – Odette…, répète-t-il. C’est toi ?

     – Non, Charles Swann, je ne suis pas Odette de Crécy, répond Anne, s’armant à nouveau de patience. Regardez-moi bien. Je ressemble à un Botticelli mais je ne suis pas la Zéphora de la Chapelle Sixtine. Non, moi je suis l’une des trois Grâces qui rend visite à la jeune Florentine, accompagnée de ses deux sœurs et de Vénus, dans une fresque du Louvre. Et si vous êtes attentif, vous observerez que je suis bien plus aimable, plus souriante, que Zéphora. Elle, elle a un air triste, maussade, renfrogné. Moi, j’essaie d’être optimiste, ce qui n’est pas toujours facile lorsqu’on doit porter sur ses épaules le poids de tous les tourments des personnages de romans !

      Charles Swann l’observe avec plus d’attention, lui sourit, à la fois charmé et confus.

     – Vous avez raison, dit-il sur un ton enjôleur et mondain. Veuillez accepter toutes mes excuses ! Vous n’êtes pas Odette de Crécy… Je me suis laissé abuser par une ressemblance… j’ai oublié mon monocle. De plus, je crains de m’être perdu dans cette ville ensoleillée au passé riche mais au présent étrange… Mais vous êtes charmante !

      – Peut-être… Pourtant je ne suis pas votre genre. Odette non plus d’ailleurs. Lorsque vous aurez cessé de l’aimer – et serez prêt à l’épouser –, vous en conviendrez et direz, je vous cite :

      « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »

      L’incrédulité se peint d’abord sur le visage séduisant de Charles Swann. Puis il semble se concentrer sur ses pensées, ses souvenirs, se raviser, et regarde Anne avec une attention différente.

      – Vous me paraissez bien clairvoyante, mademoiselle… ?

      – Anne Devil.

      – Anne Devil… Etes-vous démon ? Ce que vous venez de me dire, je le ressens confusément ; jusqu’à présent le n’ai pas eu le courage de le formuler, de regarder la vérité en face. Hélas, je ne suis pas encore guéri de cet amour maladif. Mais vous venez de m’aider, et je vous en suis infiniment reconnaissant ! Je ne vous importunerai pas plus longtemps. Au revoir, Anne Devil… Nous nous rencontrerons peut-être à nouveau… dans un autre livre.

      Il lui prend la main, la baise avec délicatesse, se lève et s’éloigne, promenant sa démarche aristocratique – en un contraste saisissant avec la foule des touristes bruyants et bariolés – dans la lumière éclatante d’une fin de matinée sur la place de l’Horloge…

 

      Zelda n’en croit pas ses yeux.

      « Y a Jeremy Irons – ton deuxième objet de fantasme après David Bowie – qui s’installe à ta table, te drague, et tu le laisses partir ?!... Je rêve ! J’hallucine ! »

      « Ce n’est pas Jeremy Irons, c’est Charles Swann, un personnage de roman, je te l’ai déjà dit ! Et moi, pour aujourd’hui, les personnages de romans, j’en ai un peu soupé. Va bene ! » répond Anne, agacée, en regardant l’élégante silhouette du dandy cultivé s’éloigner.

      Son attention est alors attirée par un éclat de rire à la table voisine. Elle détourne son regard une fraction de seconde ; lorsqu’elle le reporte sur la place, à l’endroit de la trajectoire où il est censé se trouver, le dandy a disparu.

      « Dématérialisé, dit Zelda qui commence à s’habituer. Un éclair lumineux, un « fffloufff… » assourdi, que j’ai entendu malgré la distance, et il a disparu. »

      « C’est parfait, dit Anne. Il va repartir à la recherche d’Odette de Crécy et continuer à souffrir. Mais ça, c’est son problème, pas le mien… Pourtant, lui aussi il me plaisait bien !... Bon, maintenant, une dernière corvée. »

      Elle sort son portable de son sac et compose un numéro.

      – Allô ! Philippe ?... C’est Anne… Oui, j’ai mis le futur prix Goncourt dans le TGV… Non, elle ne s’est pas trompée de train… Oui, elle a bien composté son billet. Et j’ai des instructions pour toi au sujet des chats. Tu notes ?... Alors voilà : le matin, c’est les boîtes pour ceux qui en veulent – surtout Yom Yom et Scott – ; à midi, couper la viande pour Tanit et Antinéa ; à six heures…



  

   


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commentaires

M
<br /> Léon Delmont et Charles Swann... Dire qu'à quelques minutes près ils auraient pu se rencontrer !... Mais se seraient-ils compris ? (Finalement j'ai trouvé l'adresse de votre blog !)<br /> <br /> <br />
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M
"Il s'est trompé de pape"<br /> Ouaf génial! j'aurais bien aimé avoir l'esprit de Zelda.<br /> Bambi
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