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  • Marion Sérignan
  • J'habite chez mes cinq chats dans la région d'Avignon. Grâce à eux j'écris des livres et des articles sur mon blog.
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10 novembre 2009 2 10 /11 /novembre /2009 16:52







          Anne Devil s'est laissée convaincre par Sébastien, un petit génie de l'informatique, d'emprunter une machine à explorer le temps qui la conduira à Florence en 1486, année où Botticelli a peint le portrait qui lui ressemble.
          Munie d'une montre dont le mécanisme permettra son retour vers le futur, elle est partie seule, sans sa petite chatte Zelda.
          Arrivée à destination...

          (...)
          Trou noir.
          Explosion de lumière...
          Arc-en-ciel...
          De l'eau d'un vert un peu jaunâtre, mais qui scintille sous le soleil encore haut dans un ciel céruléen. Tout autour, un paysage lumineux aux formes douces.
          Il y a ce qui lui paraît être une fraction d'éternité, c'est à dire un temps improbable, Anne était debout sur un tapis roulant qui ne roulait pas mais vibrait, la tête enfermée dans un casque étouffant qui projetait des couleurs, des sortes de gros gants hérissés de fils, trops grands, sur ses mains fines.
          A présent, elle est debout, face à un fleuve d'une couleur indéfinissable mais qui court vivement vers une ville dont elle aperçoit, au loin, les murailles et les ponts dorés, les toits de tuiles rousses. Ses mains sont libres, sa chevelure couleur miel flotte librement en vagues floues sur ses épaules, la soie veloutée et fluide de sa robe pêche ondule doucement autour de son corps mince, dans une faible brise.
          Elle est sur la berge caillouteuse du fleuve. Des arbustes lui cachent le paysage immédiat de ce côté. Sur l'autre rive, elle voit des collines arrondies couvertes de vignes verdoyantes, d'oliviers argentés, de cyprès minces et sombres dressés comme des sentinelles qui paraissent veiller sur la cité lointaine. "Les collines de Toscane, comment les oublier ? Dans cinq cents ans, elles n'auront pas changé... ce fleuve, c'est l'Arno, cette ville, c'est Florence. Sébastien ne s'est pas trompé."
          Après l'émotion provoquée par ce paysage ancré dans sa réalité et son temps, et pourtant hors du temps pour elle, Anne éprouve une envie furieuse de fumer.
          (...)
          Elle regarde encore les collines de Toscane, si douces et séduisantes, avant de dénouer les rubans de sa ceinture banane. Elle ouvre la fine fermeture éclair, en sort une petite boîte de métal argenté et constate, déçue, qu'il ne lui reste que cinq gauloises - elle en met dix par jour dans la boîte afin de maîtriser et réduire sa consommation. Après en avoir pris une, l'avoir allumée avec un mini-Bic fuchsia, elle aspire goulûment, fait pénétrer dans ses poumons la fumée âcre mais anesthésiante... Puis elle étale sur ses genoux le contenu de son sac : son portable bleu fluo, les cartes multicolores, la trousse et le peigne rose saumon, les kleenex, les chewing-gums, quelques billets et pièces de monnaie, sa montre au bracelet cassé. Et la Lip ; elle affiche dix-sept heures dix, sa montre dix-sept heures trente. "Les deux sont relativement en phase - pour l'époque s'entend -, c'est aussi bien. En tout cas, d'après la programmation de sébastien, il me reste une heure cinquante à passer ici. Après, ciao Florence et les Florentins ! Même si entretemps je suis tombée amoureuse. "
          Le regard soudain inquiet, elle observe le petit cercle - à présent argenté - sur le cadran, qui s'allumera en rouge pour donner le signal du départ, et s'assure que le bouton bleu est bien à sa place sur le boîtier.
          Ses observations sont interrompues par la petite voix aigrelette de Zelda qui résonne dans sa tête :
          "Ca ressemble au Vaucluse en moins bien. Mais tu vas me dire que je suis chauvine."
          "Comment ? Tu es là ?!..."
         "Tu t'imagines que j'allais te laisser partir seule ? Tu n'as pas voulu que je t'accompagnes chez Sébastien. OK. Mais parfois tu sembles oublier mes facultés télépathiques. J'ai bien compris qu'il allait te proposer un plan fumeux. Et comme j'avais envie de m'aérer les neuronnes que j'avais fatigués à essayer d'hypnotiser les pigeons, je t'ai suivie. Et moi, pour venir, je n'ai pas eu besoin de me déguiser en extraterrestre !"
          Après tout, tu as bien fait de venir, dit Anne, presque soulagée. Je me sentais un peu seule. Et j'ai une des ces peurs !... je suis à cinq cents mètres d'une ville que je connais par coeur, que j'ai visitée plus de dix fois. Et cette ville n'existe pas encore. Celle que je vais voir est dans son enfance. Elle est sûrement très belle, plus belle. Mais sûrement aussi très dangereuse pour moi !"
          "Allons, Anne ! Tu m'as assez reproché ma couardise lorsque je me suis sauvée en voyant la sphère verte s'ouvrir ; et c'est ton tour à présent ? Allez, haut les coeurs !
Pars à la conquête du passé. Tu sais bien que tu as la supériorité de la connaissance."
          "Dis donc, tu l'as préparé ton discours, hein ?"
          "Bon, c'est pas tout ça mais qu'est-ce qu'on fait maintenant ?"
          "Eh bien, on va visiter Florence", dit Anne qui prend conscience soudain de la réalité de sa situation.
          Pour le moment, elle est encore seule - avec Zelda comme mouche du coche -, cachée derrière des arbustes. Elle va devoir sortir de cette végétation qui ressemble à une garrigue, trouver une route, marcher vers la ville. Ceci n'a rien d'effrayant à priori. La ville, au loin, paraît en effet superbe ; et tellement calme sans la rumeur de la circulation automobile qu'elle connaîtra à la fin du XXème siècle. "Quel tourisme idéal je pourrais faire si je n'avais pas aussi peur !" se dit-elle en se levant, après avoir rangé les objets dans le sac, attaché celui-ci à sa taille, et écrasé soigneusement son mégot.
          (...)   

  

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4 novembre 2009 3 04 /11 /novembre /2009 11:25





          Dans Passionnément Chats, maman citait Jacques Sternberg :
          "Au commencement, Dieu créa le chat à son image. Et, bien entendu, il trouva que c'était bien. Et c'était bien, d'ailleurs. Mais le chat était paresseux. Il ne voulait rien faire. Alors, plus tard, après quelques millénaires, Dieu créa l'homme. Uniquement dans le but de servir le chat, de lui servir d'esclave jusqu'à la fin des temps."
          Il y a du vrai dans cette réflexion, et je dirais même que j'approuve à cent pour cent.
          Mais revenons d'abord à la polémique. Antinéa a bien raison de protester sur l'ordre de passage des articles. Ce nigaud de Woody fait son intéressant, sa fatuité est incroyable ! Et s'il avait un minimum de courtoisie, il aurait cédé la place aux femelles en respectant leur âge. Car moi aussi je suis concernée, j'ai plus de 18 ans !
          En outre, je suis la plus ancienne au mas de Barbentane. Papa-maman sont venus me chercher, dans la remise de la maison voisine, alors que j'avais 2 mois. C'était la première portée d'Antinéa. On était tous plus ou moins siamois, mais moi, j'avais les "vraies" taches. Je me souviens... lorsque maman m'a fait faire mes premiers pas sur la terrasse, je me suis retournée, et elle a lu dans mes grands yeux myosotis une reconnaissance et un amour qui l'ont bouleversée...
          Aussi depuis, j'obtiens toujours ce que je veux. Dans le livre elle racontait :
          "Salammbô (...) passe la soirée à miauler devant la porte pour se faire ouvrir dans un sens puis dans l'autre toutes les cinq minutes, alors qu'elle pourrait utiliser les chatières. Mais on doit porter à son crédit qu'elle remercie chaque fois avec un "mga..." discret."
          J'avoue que pour sortir et entrer - des dizaines de fois par jour - il est plus facile de se faire ouvrir la porte que d'utiliser le système des chatières, très compliqué : trous dans plusieurs portes et murs, plan incliné à franchir... etc...
          C'est comme pour les repas. Je réclame très très souvent. Et il paraîtrait que je crie trop fort parce que je serais - soit disant - un peu dure d'oreille. Papa me traite de casse-bonbons et il dit que c'est un euphémisme. Maman se demande où je mets tout ce que je mange car, contrairement à Antinéa, j'ai toujours été menue. Et j'ai toujours mes grands yeux myosotis exigeants que je ne livre pas souvent sur les photos, sauf sur celle du tonneau ( là, j'étais encore jeune ).
        On me dit autoritaire, mais c'est normal pour une Grande Prêtresse de la Déesse Tanit ( ça, c'est dans le roman de Flaubert ). Tanit, en fait, c'était ma grand-mère, la mère d'Antinéa, la panthère noire. Mais surtout, j'ai le charme mystérieux de la séductrice de Mâtho ( un beau chat gris vaguement chartreux, un peu sauvage ). Et j'ai l'impression que Zeldo, celui qui se fritte régulièrement avec Woody, n'y est pas insensible.  
          
         
 

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28 octobre 2009 3 28 /10 /octobre /2009 22:35






          Soudain, dans la chaleur d'une nuit de juillet, sur la pelouse d'un mas provençal, une lueur, des bruits d'un autre monde, une sphère verte, fluorescente... Anne Devil et sa petite chatte Zelda sont les témoins de ce phénomène. Anne croit à une illusion due à l'alcool. Zelda commente...

          (...)
          - Non, ce n'est pas un rêve d'ivrogne ! la preuve... je n'ai rien bu, moi. Et je vois le même truc que toi !
          Ce dialogue surréaliste est interrompu par un mouvevement imperceptible du côté de la sphère dont la surface d'un vert intense, uniforme, semble se déchirer lentement en son centre, pour faire apparaître un croissant de lune d'un doré éclatant, le croissant se muant bientôt en un cercle parfait d'environ trois mètres de diamètre. Puis, de ce cercle, qui paraît être une ouverture, descend en se déroulant avec une lenteur majestueuse, une sorte de langue incandescente dont l'extrémité se pose sur la pelouse.
          - C'est une porte !... C'est une porte ! s'étrangle Zelda. Et un toboggan ! Ils vont sortir ! Ils vont descendre ! Je crois que j'ai un peu peur, moi, tout compte fait.
          - Ah, non ! Ce n'est pas le moment de me lacher ! N'oublie pas, c'est ton rêve de voir des OVNI, de rencontrer des extraterrestres. Maintenant qu'ils sont là, tu ne vas pas te dégonfler ?!
          - Eh bien... si... justement... Je me casse !
          Anne a le temps de voir fuser un éclair argenté dans la lumière irréelle, qui frôle ses chevilles, se précipite vers la chatière du garage jouxtant la maison, et s'y engouffre.
          "C'est ça. Courage, fuyons ! Qu'on vienne encore me parler de la témérité des chats, ou même de leur curiosité !" remarque Anne, dépitée. Elle constate que la terrasse est vide ; les autres aussi ont fui piteusement. "Parfait ! Merci pour la solidarité ! Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là."
          La sphère est toujours là, dans son aura lumineuse, immobile, avec son ouverture dorée circulaire, son toboggan ? escalator ? sa rampe d'accès ? dont l'extrémité touche le sol à une vingtaine de mètres de la terrasse. Anne n'a pas peur. Elle est prête à voir. Elle s'avance...

          Et elle l'entend.
          Une voix masculine, non dénuée de douceur, mais désincarnée, avec des intonations métalliques :
          - N'ayez pas peur
          - Quoi ?
          - N'ayez pas peur.
          "Cette voix est-elle réelle ? Ou est-ce que je l'entends dans ma tête ?"
          - Ma voix est réelle, mais vous êtes la seule à l'entendre. Vous pouvez me répondre.
          - Qui êtes-vous ?
          - Un ami. N'ayez aucune crainte.
          - Que voulez-vous ?
          - Tout cela vous sera expliqué en temps voulu. Veuillez vous avancer vers l'escalier de lumière.
          La voix paraît donner des ordres. Mais ils sont inutiles car une force invisible semble avoir pris possession de la personne d'Anne. Ses pas se dirigent sans effort, comme en apesanteur, vers ce que la voix a appelé "l'escalier de lumière". Un escalator, en fait, car lorsque ses pieds chaussés de sandales légères touchent l'extrémité du mécanisme, elle s'élève avec une grâce aérienne vers l'ouverture circulaire. La luminosité de de cet escalier volant l'empêche de percevoir précisément la matière dont il est fait. Ce qu'elle peut dire, c'est qu'il ne paraît pas "solide" mais pourtant très réel. La progression est lente, elle n'est pas traumatisante. Anne n'a pas peur.
          Quelques secondes avant de passer la porte circulaire, elle se retourne, comme pour un dernier adieu à la maison. Celle-ci paraît irradiée sous cet éclairage fantasmatique, tous les détails, les défauts de la façade un peu délabrée, sont mis en relief ; les feuilles et les fleurs des rosiers grimpants sont phosphorescentes. Près de la chatière du garage, elle croit apercevoir - mais en est-elle sûre ? - deux prunelles de laser vert... C'est peut-être le dernier adieu de Zelda. "Trop tard, ma chère ! Tu ne seras pas du voyage."
          Elle se retourne et passe la porte de lumière.
          (...)


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21 octobre 2009 3 21 /10 /octobre /2009 00:28



          Un petit mot de cette chochotte de Woody pour rabattre son caquet à cette langue de vipère d'Antinéa.
          Maman a scanné une ancienne photo de moi. Certes, j'étais plus jeune, mais n'étais-je pas sublime ? Cette toison flamboyante, ces grands yeux clairs comme une source, cette queue joliment annelée... Et ce décor... J'étais dans la nature, mais on dirait qu'il y a un rideau de théâtre derrière moi, comme pour mettre en valeur mes talents artistiques. Car à l'instar de mon homonyme, le Woody du cinéma, je suis un excellent acteur, avec en plus un physique de jeune premier...
          J'arrête là, car si je développais plus, ma modestie risquerait d'en souffrir.
          J'en profite pour envoyer de gros ronrons à Raffi, J.P. et Amitabh.

                


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20 octobre 2009 2 20 /10 /octobre /2009 17:16



         
             


           A Mamie et Emma

          Un crime de lèse-majesté a été commis le 5 octobre. Maman a laissé cette chochotte de Woody écrire un premier article. Or, comme je suis la doyenne de la famille, 20 ans l'année prochaine ( 100 ans en âge humain ), cette prérogative me revenait. Donc moi, Antinéa, je proteste ! Sous prétexte que le rouquin a été mordu à la patte et opéré, on lui passe tout, on le couve, on l'admire...
          S'il y a quelqu'un à admirer ici, c'est bien moi ! De jolies rondeurs, une toison crémeuse avec des taches de siamoise qui dessinent un papillon, des yeux de porcelaine bleue. Je suis la Reine de l'Atlantide, tout le monde s'accorde à dire que je ne fais pas mon âge. Et des ravages chez les mâles, j'en ai fait, j'en fais toujours... Mathô, Nestor, Moustic, Scott, Bounty..., et même ces nigauds de Woody et Lancelot qui continuent à me lancer des regards concupiscents. Mais ils ne se risquent pas à m'approcher de trôp près car ils savent que je suis cruelle. Dans Stardust in Fabula, maman me faisait dire :
          "Moi, les mâles, je les consomme, puis je les fais périr et les transforme en statues pour ma salle de marbre rouge."
          Avec papa-maman, je suis très mignonne, caressante, légèrement pot-de-colle. Mais là où je ne rigole pas, c'est au moment des repas - très nombreux -, je crie, j'exige, je fais le soufflet avec mon ventre pour émettre des sons bizarres mais convaincants. J'ai mes rituels : une pâtée qui me plaît - sinon je boude -, mes croquettes "rénal" car j'ai une insuffisance rénale, et dans la pâtée, il faut mélanger une poudre - toujours pour ce problème de reins -, du lait ( moi ça me convient, malgré ce qu'on peut dire du lait de vache ), tout ça, servi sur le dossier du même fauteuil du salon. Et puis, je réclame mon peigne, car j'adore être peignée, ça gratte bien ; ça se passe toujours sur la table de la salle à manger. Je vous l'ai dit, j'ai mes rituels.
          Résultat : bientôt centenaire et bon pied bon oeil. Et meilleure oreille que ma fille Salammbô, sourde comme un pot, qui crie très fort car elle ne s'entend pas - c'est pénible. Mais il faut reconnaître qu'elle aussi est belle. Elle a une vraie robe de siamoise, et elle aussi a fait et continue à faire des ravages chez les mâles. Je me souviens d'un certain Mâtho...
          Il y a aussi mon autre fille, Yom Yom, trop ronde à mon avis, mais bien gironde, crèmeuse à souhait, un peu timide mais qui sait bien se défendre lorsque les deux nigauds l'approchent de trop près ; elle souffle, elle crache... C'est bien ma fille !
          Le "merdouset" que maman a baptisé Zeldo semble avoir été adopté par les voisins du bout du chemin. Tant mieux, qu'il y reste ! Et il ne faudrait pas qu'il s'amuse trop souvent à pénétrer sur notre territoire, parce que là, tous les cinq, on est solidaires pour lui foutre la pâtée !       
         

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12 octobre 2009 1 12 /10 /octobre /2009 14:59






          Cette histoire se déroule en l'an 2000, année où Avignon, capitale culturelle européenne, célébrait La Beauté. Anne Devil  a rencontré un Anglais séduisant ( l'Inconnu ) au Palais des Papes, à l'exposition La Beauté in Fabula. Mais en sa présence, elle a ressenti la menace d'un homme sombre et effrayant qui les suivait... 
          De retour à son appartement...   

          (...)
          Au salon, le canapé moelleux lui tend les bras. Quelques minutes plus tard, les coussins de velours brun enlacent son corps pâle et alangui voilé de soie pêche...
          ...Elle court dans les ténèbres d'un labyrinthe peuplé de créatures obscures qui agitent des pattes griffues, menaçantes. L'une d'elles a une face de gargouille au nez crochu, à la bouche épaisse et ricanante ; son rire immonde ricoche sur les murs sombres. Son agilité inhumaine lui perment de se maintenir au niveau de la jeune femme dans sa course éperdue ; celle-ci, hypnotisée, ne peut détacher son regard du feu infernal qui brûle dans les pupilles dilatées du monstre. Anne est en proie à une panique folle... Zelda n'est pas là pour la réconforter avec ses plaisanteries sur le train fantôme.
          ...Le labyrinthe a fait place à un tunnel sans fin... Anne court vers une vague lueur verdâtre qui semble s'éloigner au fur et à mesure qu'elle avance... Ses mouvements se décomposent en un ralenti vertigineux, et le monstre à tête de gargouille est toujours à ses côtés, épousant chacun de ses gestes. Le tunnel semble prendre fin cependant : son extémité arrondie s'ouvre sur une lumière verte, plus vive, rayonnante, attirante... L'Inconnu est au centre de cette lumière, sa silhouette mince se détache comme dans un théâtre d'ombres, sa chevelure cendrée scintille comme une aura. IL tend les bras vers Anne... Anne, parvenue au terme de sa course, tend les bras à son tour... Au moment ou leurs mains vont se joindre, des griffes acérées se referment comme des étaux sur les épaules de la jeune femme qui est brutalement tirée vers l'arrière. La lumière verte s'éteint, l'Inconnu disparaît, Anne hurle... !
          Dans la secousse, elle est tombée du canapé et gît sur le tapis, les cheveux emmêlés, entortillée dans sa robe.
          Alertée par le cri, Zelda quitte précipitamment le balcon et vient poser un petit museau aux yeux interrogateurs, démesurés, sur le visage de son amie qu'elle flaire un instant :
          - Qu'est-ce qui t'arrive, bon sang ?!... Tu m'as fait une de ces peurs !
          Anne est haletante :
          - Laisse-moi me remettre un peu ! Je crois que je viens de vivre une N.D.E. !
          - Et c'est quoi, cette maladie ?
          Anne se relève avec difficulté, manque de déchirer sa robe qui s'est accrochée à une boucle de ses chaussures, et s'assoit lourdement sur le canapé.
          -Near Death Experience, ignorante ! C'est l'expérience ultime de l'être humain quelques secondes avant la mort. Le mourant parcourt un tunnel vers une lumière blanche, bleue ou verte ( c'est selon ), elle l'attire comme un aimant, il entend des musiques célestes, et il lui semble que que dans cette lumière règnent un apaisement, une joie indiscibles... Ceux qui en sont revenus n'ont pas atteint la lumière puisqu'ils sont là pour le raconter, mais ils ont été dans un état de mort clinique pendant quelques secondes.
          - Oh ! Oh ! Là, on nage en pleine mystique New Age ! s'exclame miss Charleston. Ou alors, c'est ton arrière-grand-père, le médium assassiné, qui essaie de communiquer avec toi...
          Encore troublée, Anne ne l'écoute pas. Mais les explications données à Zelda lui ont permis de retrouver un semblant de calme. C'était un cauchemar, sans plus, elle n'est pas mourante.
          Soudain, le souvenir de l'Inconnu dans la lumière verte la transperce comme un poignard.
          - Mais, Lui, va mourir ! L'autre va Le tuer ! Il est peut-être déjà mort !
          Elle a parlé tout haut, la petite chatte la regarde :
          - Tu te tracasse encore pour ton Anglais ? Ah il est habile ! Il a su te capturer dans son piège à nanas... Quand il sera parvenu à ses fins - te sauter -, on pourra dire qu'il s'est bien débrouillé !
          Oh, laisse tomber ! Tu manques totalement de romantisme, et même de sensibilité je dirais...
          - Je suis réaliste, et j'ai de l'expérience : les chats crétins et machos de Marie m'ont aidée à perdre mes illusions !
          La discussion est close, Zelda retourne à sa sieste sur le balcon.    
          (...)   
          

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5 octobre 2009 1 05 /10 /octobre /2009 00:59



          A Jackie, Bowie et Eliot
          A la mémoire de Lisa


          C'est bien beau de toujours revenir sur le passé, la nostalgie, tout ça... Mais maman a tendance à faire une fixette sur cette période d'adoption où on était  tous jeunes, beaux et encore un peu sauvages. L'époque où on s'apprivoisait les uns les autres : les chats du mas de Barbentane, les adoptées de la maison abandonnée, les vagabonds qui cherchaient un foyer, et papa-maman qui prenaient quelques décisions mais se pliaient déjà à notre bon vouloir, à nos caprices...
          Moi, c'est Woody. J'étais parmi les vagabonds avec mon compère Lancelot, et aussi Scott, Nestor, Moustic... En face, il y avait les six femelles du clan de Tanit, l'ancêtre irascible, et sa descendance dont Zelda, la star ( nous en étions tous amoureux ).
          Alors maman a écrit un livre pour raconter tout ça, puis des romans. Et parce que beaucoup nous ont quittés, dont Zelda la bien-aimée et sa soeur, la petite reine Guenièvre, elle se noie dans les souvenirs. Bien sûr il faut lire ses livres, mais j'aimerais qu'on s'intéresse aussi au présent, car il n'est pas de tout repos.
          Ce n'est pas drôle ( on verra pourquoi plus loin ) mais je me flatte d'être le centre de toutes les attentions depuis un mois. On est encore cinq au mas de Barbentane. L'ancêtre Antinéa, bientôt 20 ans et toute ronde, ses filles, Salammbô la siamoise autoritaire et Yom Yom la timide bien rebondie, et aussi mon compère le gros Lancelot, presque 10 kg ( mais à sa décharge il a un grand gabarit ).
          Je disais donc que je suis le centre d'intérêt depuis un mois. Je me suis fritté méchamment avec un petit "merdouset" insolent qui ressemble à Zelda : même silhouette fragile, même manteau tabby et plastron blanc, avec un trèfle sur le nez. Il rôde dans les parages, il semble avoir plusieurs maisons. Mais il n'aura pas la nôtre ! Parce que moi je veille au grain ! Dommage, car il m'aurait bien plu, en femelle, il ressemble tellement à Zelda et j'étais tellement amoureux...
          Résultat. Un méchant abcès à la patte avant gauche qui me faisait boiter, en tout cinq visites chez le docteur S. dont une pour une incision avec anesthésie, points, drain, analyses, etc... Heureusement, la véto est douce, gentille... Et le bandage qu'elle m'a fait, elle appelle ça un "coeur croisé".  
          A présent, je suis convalescent, ça va mieux, je boite moins, les analyses étaient bonnes. Et maman me regarde comme si j'étais la huitième merveille du monde. Problème : elle nous enferme la nuit, moi et les quatre, elle bouche la chatière. Mais elle me trouve tellement joli ! Elle n'arrête pas de s'extasier sur mes grands yeux dorés, mon délicat profil de fille, la somptueuse couleur blond vénitien de ma robe, sur le fait que je ne fais pas mes 14 ans et demi... Quand je pense qu'au moment de l'adoption, il y a des siècles ( j'avais environ un an ), elle me trouvait pas beau et trop bavard ! Je la cite :
          "Mais il a des yeux jaunes un peu dissymétriques, un gros nez  et l'air nigaud. De plus, c'est un incorrigible miauleur : il nous casse les oreilles et harcèle les chattes avec des "mao... mao..." rauques et pas très harmonieuxRoux, pas beau mais doté d'un certain charme, bavard, obsédé sexuel... Il me fait irrésistiblement penser à mon metteur en scène new-yorkais préféré : celui d'Annie Hall, Manhattan et bien d'autres chefs-d'oeuvre. Je l'ai baptisé Woody. Elle écrivait ça dans
Passionnément Chats.
          Woody Allen, y a pire comme référence, je l'aime bien. C'est vrai qu'à l'époque, je m'étais pas mal bagarré, j'étais maigrichon, affamé, passablement obsédé par les mignonnes et doué pour la sérénade nocturne. Depuis l'opération, je me suis un peu calmé. Mais je défends le territoire et je passe beaucoup de temps au marquage : petits pipis contre toutes les haies sur des kilomètres ( j'exagère ). Zeldo n'a qu'à bien se tenir. Ah, j'avais oublié de le dire, maman l'a baptisé Zeldo, le "merdouset". Comme si on allait l'adopter ! Ca va pas non ?!


                         
           

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2 octobre 2009 5 02 /10 /octobre /2009 23:25






          Le retour du beau temps permet aux chattes de retrouver leurs habitudes de l'après-midi : promenade, sieste, chasse, dîner, promenade du soir... c'est à ce moment-là que je les perds de vue. Persuadée qu'elles ont encore fugué dans le golf, je me rends à leur passage secret au bord du grillage. Sur le terrain, le beau temps a attiré des joueurs qui s'attardent, mais les golfeuses à quatre pattes n'y sont pas. Alors que je retraverse la pelouse en direction de la maison, Philippe m'appelle :
          -Tes chattes te quittent !...
          Elles marchent à la queue leu leu, à la limite de la propriété, sur le sentier qui borde le pré en friche à droite du chemin : Yom Yom en tête, suivie de Guenièvre, puis Tanit et Antinéa... Elles traversent le chemin et poursuivent leur périple sur le sentier en bordure du pré, à gauche... Elles marchent d'un pas décidé, sans hésitation, la queue dressée, en direction de leur ancienne maison... Elles ne s'arrêtent pas une seconde, et, au moment où elles disparaissent à ma vue (je me suis avancé au milieu du chemin), Antinéa se retourne et me lance le regard coupable que je connais bien. Cela ressemble à une mutinerie où je n'y connais rien. Je n'interviendrai pas. Laissons-les retrouver le demeure hantée et ses fantômes, ça me fera des vacances !
          De retour sur la terrasse, j'aperçois, dans le soleil couchant, l'élégante silhouette de Zelda sur la pelouse ; elle exécute une danse sophistiquée autour d'une balle de golf qui a atterri là grâce à un joueur maladroit mais sûrement athlétique, vu la distance. La petite indépendante n'a pas participé à la mutinerie et ne semble pas préoccupée par l'absence des autres. Elle est même très gracieuse avec moi, acceptant une rapide caresse sur sa jolie robe de soie. Elle est bientôt rejointe par Salammbô qui paraît avoir de la sympahie pour elle. "Miss Chaussettes" lui lance un regard effronté et effectue une pirouette, avant de s'élancer vers le jeune acacia ; une poursuite s'engage qui se termine sur le tronc du malheureux arbre.
          (...)
          Avant la fin du jour, ne pouvant résister à une curiosité inquiète, je fais une incursion dans la cour de la maison abandonnée : personne en vue... mes appels restent sourds. Mais j'ai cru déceler un mouvement dans l'enchevêtrement des poutres qui soutiennent le hangar encore debout. Après tout, c'est là que les chattes ont dormi pendant des années ; elles ont bien le droit à quelques élans nostalgiques vers un retour aux sources ! Elles me trouvent sans doute tyrannique et perçoivent mes inquiétudes comme une atteinte à leur sacro-sainte liberté.
          (...)
          Contrairement à mes craintes, Zelda n'a pas pris à son tour le chemin de la vieille maison. Elle joue à cache-cache en solitaire dans les épinards qui n'ont pas été cueillis, se faisant des frayeurs lorsque les longues tiges remuent, déplacées par sa course folle. Alors, elle stoppe net et se retourne d'un bloc, hérissée, les oreilles couchées, pour faire face à un ennemi imaginaire. Plus tard, dans la soirée, je la retrouve tire-bouchonnée sur le coussin de sa cabane, prête pour la nuit...
          Mais les autres chattes ne sont pas revenues ; elle ne sont ni dans la "Résidence", ni dans le hangar - sur la simca ou à l'intérieur. Elles ont bel et bien déserté. Vexée, mortifiée même, je m'écroule su le canapé à côté de Salammbô ; Babouche vient se pelotonner sur mes genoux tandis que Philippe monte se coucher. Je me plonge dans Le temps de l'innocence, le roman d'Edith Wharton, que j'ai eu envie de lire après avoir vu le très beau film de Martin Scorsese ; c'est l'histoire, dans les années 1870, d'une jeune femme que la bonne société new-yorkaise rejette parce que son goût de l'indépendance est incompatible avec les conventions sociales de l'époque. La lecture m'absorbe mais, si j'en ai le courage, j'irai faire un tour à la maison abandonnée avant d'aller me coucher.
          ...C'est la pleine lune, je n'ai pas besoin d'allumer ma lampe pour y voir clair. La maison paraît plus haute, comme couronnée d'un étroit donjon en ruine... Il n'y a pas un souffle de vent, et pourtant les branches dénudées des arbres s'agitent comme des mains griffues, menaçantes dans la lumière irréelle... Arrivée dans la cour, je me fige en entendant une série de cris à vous glacer le sang... du registre aigu "mrouiiiii... !" qui vrille les tympans, au grave "maaaaooouuh... !" qui semble surgir d'outre-tombe... Dracula, à présent familier des lieux, s'avance vers moi de son pas majestueux, m'attrape par l'épaule et, levant un bras immense en faisant tournoyer sa cape, me murmure de sa voix désincarnée :
          - Ecoutez.... ! Les Enfants de la Nuit... !
          Hypnotisée, je lève les yeux vers le toit du hangar que me désigne sa main décharnée... Quatre paires d'yeux rougeoyants dirigent vers moi des rayons lasers qui me paralysent...
          Soudain, il fait grand jour, le vampire a disparu, la maison paraît coquette sous le soleil matinal. Les volets vert pomme, fraîchement repeints, claquent contre la façade piquetée de roses grimpantes. Aux fenêtres, Yom Yom, Guenièvre, Tanit et Antinéa m'observent avec des regards graves, et se mettent à parler en même temps comme le choeur antique dans le film de Woody Allen :
          - Si tu viens en visite, sois la bienvenue. Mais ne compte pas nous ramener à la "Résidence". Nous en avons assez de nous plier aux règles de la société new-yorkaise : brunch, promenade sur la Cinquième Avenue, sieste, collation, golf dans Central Park... Vous avez trop de principes, vous êtes trop puritains, et snobs en plus ! Nous refusons l'hypocrisie, nous voulons être indépendantes ! Nous préférons vivre avec les vampires !
          J'essaie de leur répondre mais aucun son ne sort de ma bouche pétrifiée...
          Les volets sont fermés à présent, et des voitures roulent à toute allure autour de moi, me frôlent presque... On a déplacé la route ! Elle passe juste dans la cour de la maison ! C'est dangereux, les chattes pourraient se faire écraser ! Comment les convaincre de revenir puisque j'ai perdu la voix ?! De plus, mes pieds s'enfoncent dans l'asphalte... Je suis aspirée par la route !... Dans un effort désespéré pour crier, j'émets un coassement misérable et fait un bon sur mon fauteuil en ouvrant les yeux... Babouche et Salammbô sursautent en même temps et se retrouvent sur le tapis, me regardant avec des yeux ronds... Quel cauchemar !
          Furieuse de ce sommeil importun troublé par la mutinerie des chattes, je monte me coucher non sans avoir, auparavant, observé la "Résidence" une dernière fois : Zelda est toujours là et dort comme un bébé ; les autres cabanes sont vides.
          (...)



     
        

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29 septembre 2009 2 29 /09 /septembre /2009 15:09

                                                                          *


                     Cette petite histoire a été publiée dans Le pied dans l'encrier,
                                le bulletin de liaison des Editions Les 2 Encres


                                                                          *

                                                         Anecdotes félines

                                                                       Lieu
                                                         Un mas de Provence

                                                                    Epoque
                                      2002, une année d'élection présidentielle

                                                               Personnages
                                                         Les chats de Marie
                                                   Marie : une mère à chats
                                         Anne : sa meilleure amie, déprimée

                                 ( Zelda n'est pas présente dans cette histoire.
                                   Elle vit chez Anne dans toutes les fictions )

                                                                           *

          - Quelle histoire ! J'ai fini par attraper la souris.
          C'est Woody qui l'avait apportée, vivante, dans le salon en fin d'après-midi. J'étais devant l'évier en train de faire la vaisselle des chats. Oui, je fais la vaisselle des chats. Si je devais mettre leurs gamelles au lave-vaisselle, je passerais mon temps à le faire marcher puisqu'ils passent leur temps à faire des collations diverses : petit déjeuner, brunch, déjeuner, goûter, lunch, cocktail, diner, souper, réveillon... que sais-je encore ?
          Bref, j'étais dans la cuisine et j'ai entendu couiner. J'ai eu juste le temps de voir la souris se faufiler sous le pétrin, puis mon Woody me jeter un regard rapide avec ses yeux jaunes tout ronds et un peu nigauds, avant de s'accroupir, nez collé au pétrin.
          Aussitôt, branle-bas de combat ! Sur les huit, il y en avait cinq autour du meuble. Salammbô et Scott avaient été tirés de leur sieste profonde sur les fauteuils, Yom Yom et Gros-Gros-Bikini-Lancelot, qui paressaient sur la terrasse, avaient volé - façon de parler car ils sont lourds - à travers le rideau de chenille, sur les traces de Woody.
          Et tous, accroupis ou couchés, le nez au raz du sol, contre le bas du pétrin... pendant d'interminables minutes...

          Dans la soirée, la souris a quitté régulièrement son dessous de pétrin pour traverser subrepticement le coin salle à manger et se réfugier sous le buffet de la cuisine. Et inversement. Chaque fois, elle avait au moins deux chats à ses trousses, deux "Tom" qui me lançaient le même regard nigaud parce qu'ils s'étaient encore fait rouler dans la farine par cette "Jerry" aussi vive et plus vraie que la souris des cartoons.
          A la fin, épuisés, déçus, vexés, humiliés, mortifiés comme Jospin au soir du premier tour - je me moque mais j'ai voté pour lui -, les huit étaient lovés dans leurs fauteuils, paniers à fleurs, paniers-pantoufles-chiens-pandas.
          Moi, je lisais, mais d'un oeil seulement.

          Vers minuit, j'ai perçu un mouvement furtif, et vu la souris traverser le salon, puis se faufiler derrière le poster de Klimt qui masque, au raz du sol, la misère du mur couvert de salpêtre. Je me suis précipitée, mon verre vide à la main - j'avais fini mon whisky. J'ai touché la souris, qui bougeait mollement, à travers le papier épais. Je lui ai donné un coup léger pour la faire descendre, et l'ai pêchée dans mon verre, au bas du mur. J'ai bouché le verre avec un prospectus de Le Pen qui a au moins servi à ça, et me suis dépéchée de sortir sans bruit dans le jardin pour libérer la pauvre bestiole dans la haie de lilas.
          Lorsque je suis rentrée, les huit étaient toujours lovés dans leurs couchettes, perdus dans leurs songes de chats. Ou alors - je penche pour cette hypothèse - ils m'ont vue du coin de l'oeil, mais, épuisés, déçus, vexés, humiliés, mortifiés comme Jospin au soir du premier tour, ils ont fait comme si de rien n'était.

          Marie parle. Elle est douée pour raconter ses histoires de chats. Mais elle a du mal à capter l'attention d'Anne, toujours prostrée sur ses coussins.
          Pas découragée pour autant, elle enchaîne :
          - Et tu connais la dernière de Philippe ? Il a trouvé Lancelot en train de gratter dans la terre, contre la haie qui nous sépare du golf, et lui a dit en riant : "Alors mon gros, tu fais ton caca ?" Il a alors entendu un bruit furtif, juste derrière la haie, et a eu le temps d'apercevoir, à travers les feuillages, un homme accroupi dans le fossé à sec au milieu des herbes folles, avant que celui-ci ne se redresse et s'éloigne discrètement, comme si de rien n'était. Un golfeur qui cherchait sa balle.
          Un fou rire irrépressible secoue Anne sur son canapé... Elle ne peut plus s'arrêter... elle pleure...


                                                                           *  
        
     

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4 septembre 2009 5 04 /09 /septembre /2009 18:34

*


Cette nouvelle a été publiée dans Le Centième Titre. Cet ouvrage est la réunion de textes inédits écrits par une sélection d'auteurs des Editions Les 2 Encres ( http://www.les2encres.com ), tous romanciers, et qui marque le centième livre de la maison d'édition.
Les quatorze histoires courtes font pénétrer le lecteur dans des univers originaux et variés : suspense, insolite, littéraire... Mon histoire, c'est TGV-place de l'Horloge.
Cette fois, Anne Devil, l'héroïne de tous mes romans, entraine à nouveau la petite féline Zelda dans une drôle de galère. Nouvelle Ariane, Anne tire le fil d'une étrange pelote qui déroule un quotidien un peu terne, brodé çà et là de péripéties surréalistes qui pourraient faire douter de sa santé mentale. Mais la jolie chatte, vigilante et ironique, garde les pattes sur terre. Bon sens félin ne saurait mentir. Quoique...
Cette nouvelle, je vous l'offre, avec l'autorisation de ma maison d'édition. Elle vous fera découvrir mon univers. J'espère qu'elle vous séduira et vous donnera envie de lire mes livres. 

*
  photo100eme.jpg 

A Zelda

Tu seras toujours auprès de nous. Toujours et pour toujours…


TGV-place de l'Horloge   

 

 

      Huit heures quarante-cinq. Avignon, parking de la gare TGV. Deux amies s’extraient d’une Twingo vert pomme. Anne, la conductrice, ouvre le coffre, Marie, la voyageuse, en sort une valise à roulettes bordeaux, la pose, tire sa poignée, lui fait faire quelques mètres dans un sens, dans l'autre...

 – Très maniable, dit-elle, satisfaite. Bon achat !

     Un peu étourdies par la chaleur précoce de mai, les deux amies regardent la gare. Habillée de métal et de verre, étincelante dans le soleil matinal, elle ressemble à un vaisseau extraterrestre.

       – Tu es sûre que tu ne pars pas vers les étoiles ou dans une machine à explorer le temps, dit Anne ? 

       – Si je remonte le temps, c’est pour rencontrer la Vendée, son histoire tourmentée, et des auteurs qui, comme moi, aiment se promener dans le passé, ou le futur, ou dans des mondes parallèles.

      Marie se rend au Moulin de Frély, dans le Bocage vendéen, à une rencontre autour du livre organisée par la maison d’édition qui a publié ses deux premiers romans.

      Tandis qu’elles marchent vers l’entrée de la gare, la chevelure ambrée flottant sur ses épaules, la robe soyeuse couleur pêche d’Anne, contrastent avec la coupe au carré stricte des cheveux châtains de Marie et sa tenue sombre – veste noire, jupe anthracite.

       – Tu t’es mise en noir pour faire « auteure » sérieuse ?

      – Oui. Mais j’ai mon pin’s de la fusée rouge et blanche de Tintin, dit Marie en montrant le revers de sa veste. Ce qui change tout… Ah stop ! ajoute-t-elle avant de passer la porte. Pause cigarette.

      Anne accepte la gauloise que lui tend son amie.

       – Tu n’es pas une « auteure » qui donne le bon exemple !

       – Je ne le conteste pas. Mais j’ai pris une voiture « non fumeur » – les « fumeur » sont irrespirables. Je dois tenir presque trois heures jusqu'à Paris. Alors, celle-là, je la savoure, répond Marie en aspirant avec délectation la première bouffée.

      Leurs gauloises fumées et écrasées, elles se remettent en route, suivies par la valise à roulettes bordeaux, docile, maniable et discrète.

      Autour d’elles, des voyageurs entrent, sortent, pressés ou nonchalants, joyeux et bruyants ou maussades, touristes colorés ou hommes d’affaires en costume sombre.

       – En route vers Frély ! Ce nom a déjà un petit air de liberté, dit Marie, réjouie.

       – Prends garde que cet air ne te monte à la tête !

       – C’est-à-dire ?

      Anne a un petit sourire entendu.

       – je me comprends. E pericoloso sporgersi. Même à Frély.

      – Tu crains que je ne sois pas sage à Frély ? Je te retourne le compliment, à toi qui restes à Avignon. Tu auras le temps, j’en suis sûre, de faire deux ou trois conquêtes avant mon retour !

      Poursuivant leur joyeuse querelle, les deux amies gravissent le plan incliné de béton brut qui conduit au hall supérieur ouvrant sur la voie numéro 4.

       – Bon, dit Marie. Ce matin je n’ai pas eu trop de temps pour parler des chats à Philippe. Je vais dans une maison d’hôtes, pas un hôtel. Je ne sais pas si j’aurai un téléphone dans ma chambre ; et ça me gêne d’emprunter le portable des autres. J’essaierai quand même de passer un appel à mon cher époux : « Bien arrivée, tout va bien » et un autre : « Tout va bien, prête à partir ». Mais toi, si tu pouvais l’appeler plus longuement pour lui dire que : le matin, c’est les boîtes pour ceux qui en veulent – surtout Yom Yom et Scott – ; à midi, couper la viande pour Tanit et Antinéa ; à six heures, la viande pour tout le monde – veiller à ce qu’il n’y ait pas d’oubliés, et le gros Lancelot ne mange que du filet de dinde – ; plus tard, deux ou trois barquettes pour ceux qui réclament ; concernant Salammbô et Woody, veiller à ce que les bols de croquettes soient…

       – Stop ! Tu devrais vraiment te décider à acheter un portable de façon à pouvoir – d’esclave à esclave – donner tes instructions toutes les cinq minutes pour ta famille de tyrans.

       – D’accord ! rétorque Marie, piquée. Je suis une névrosée obsessionnelle. Mais je ne promène pas mes chats dans ma tête, moi !

       – Touché !... Bon, je te signale quand même que j’ai arrêté la télépathie avec Zelda depuis quelques semaines. Je suis normale à présent. Normale.

       – Parfait, dit Marie, soudain distraite, en fouillant dans son sac à la recherche de son billet.

      S’approchant de la machine à composter, elle tend avec méfiance le carton rectangulaire vers la bouche pincée du monstre orange vif.

      – On dirait une poule qui a trouvé un couteau ! se moque Anne.

      – Eh bien, ma chère, comme toi je souffre du syndrome de Hal. Et je ne le limite pas aux ordinateurs hostiles ; toutes les machines font l’affaire pour me rendre malade.

      Anne est obligée d’en convenir, elle non plus n’est pas à l’aise avec tout ce qui fait appel à une quelconque technologie.

      – Tu es sûre que tu ne te tromperas pas de train ? reprend-elle. Celui-ci, tu ne peux pas le rater. Mais à Paris, tu dois changer de gare, prendre le métro…

      – Tu me prends pour une débile ? répond Marie, agacée. J’ai fait un tableau avec les numéros et les horaires de tous mes trajets. Avignon-Paris ; toutes les stations de métro – là, j’ai mis des heures approximatives – ; Paris-Angers ; Angers-Cholet. Et entre les trains, j’ai suffisamment de temps pour…

      – Tu l’as dans ton sac ?

      – Quoi ?

      – Le tableau.

      – Quel tableau ?... Oh ! Tu fais tout pour me déstabiliser, on dirait !

     – Mais non ! Grosse bête. Je me fais du souci pour toi, c’est tout.

      Elles se dirigent en riant vers le quai, éblouissant sous le soleil déjà haut. Marie a repéré sa voiture sur le plan affiché. Elles marchent vers la zone F (comme fantasme ?) suivie avec docilité par la valise à roulettes.

      Et très vite, le TGV que vient d’annoncer le haut-parleur surgit dans une aura de lumière, tel un serpent fabuleux couleur de métal et de ciel, ralentit, s’arrête.

      Le rituel des quais de gare. Bisou-bisou. Echange rapide.

      – Sois brillante. Vends beaucoup de livres. Et méfie-toi des auteurs séduisants !    

      Anne tend la valise à son amie. Marie est rapidement avalée par une des gueules du serpent fabuleux qui reprend son élan, s’élance vers la blancheur immaculée de l’immense double viaduc qui enjambe le Rhône et donne au paysage une allure de science-fiction…

      Restée seule sur le quai, un peu éblouie, Anne tend son visage à la douce caresse d’un mistral léger.

      « Tu rêves encore ? »

      La petite voix aigrelette de Zelda, sa jolie chatte aux allures de danseuse de Charleston, résonne dans sa tête.

      « Comment ? Tu es là ?!... »

      « Je ne voulais rater le départ de la grande voyageuse pour rien au monde ! »

      « Tu exagères, Zelda ! J’ai dit à Marie que la télépathie entre toi et moi, c’était fini. »

      « Je n’accepte pas cette décision unilatérale ! J’avais besoin de m’aérer les neurones, et je n’ai rien fait de mal pour être privée de sortie. »

      « Oh, ça va ! Tu finis toujours par gagner, de toute façon. »

      Contrariée, Anne se retourne brusquement et se heurte à un homme immobile – taille moyenne, corpulence moyenne, cheveux grisonnants légèrement clairsemés – vêtu d’un épais manteau gris sur un costume bleu marine, une écharpe de laine grumeleuse jaune paille et nacre autour du cou, une petite valise en cuir vert bouteille posée à ses pieds. Il paraît souffrir de la chaleur dans ce gros manteau plutôt démodé et inadapté à la saison. Il a l’air égaré, effrayé même.

      – Où sommes-nous ?... dit-il d’une voix blanche.

      Interloquée un moment, elle finit par répondre sur un ton qu’elle essaie de rendre rassurant :

      – Mais à Avignon, à la gare TGV.

      – TGV ?...

      « Fais gaffe ! C’est sans doute un fou, ou un genre de dragueur qui se la joue paumé. »

      Sans tenir compte de l’avertissement de sa chatte, Anne observe l’homme au manteau gris qui semble perdu, et demande avec douceur :

      – Vous venez de descendre de ce train ?

      – Non…, répond-il en donnant l’impression de faire un effort de mémoire. Je suis descendu d’un autre train qui venait en sens inverse… sur un autre quai.

      – Et vous deviez monter dans celui-là ?

      – Non… je ne sais pas… J’ai marché dans cette gare…

      Perplexe, elle considère cet homme étrange. Mais le soleil l’éblouit, et elle a oublié ses lunettes noires.

     – Venez ! Nous allons nous asseoir, dit-elle en lui montrant la porte qui ouvre sur le hall supérieur.

      Il se penche – avec difficulté semble-t-il – vers sa valise verte, élégante mais d’un modèle ancien, s’en saisit, se met lentement en route. Il paraît épuisé.

      – J’ai un peu de temps, reprend-elle. Je pourrais peut-être vous aider.

      Avant de s’installer sur un des sièges en bois stratifié, il fait glisser son écharpe de laine grumeleuse qu’il garde à la main, pose la valise à ses pieds, écarte les pans de son manteau, sans toutefois se décider à le retirer.

     – Bon, dit Anne sur un ton posé, expliquez-moi tout. Et d’abord, quelle est votre destination ?

     – Rome ! répond-il, presque avec soulagement, comme si le nom de la ville le rassurait.

     « En pleine confusion ce mec ! commente Zelda. Il s’est trompé de pape. Et ici, ils sont tous morts depuis belle lurette. »

      « Ah ! Ce n’est pas le moment de mettre ton grain de sel. J’ai bien compris qu’il est paumé. Alors, la ferme ! »

     – Bien, nous avançons, dit-elle à l’inconnu. Mais je crois que vous avez fait une erreur ; vous n’auriez pas dû descendre à Avignon. Votre TGV allait sans doute jusqu'à Marseille ou Nice. Et là-bas, vous deviez je suppose prendre un train pour l’Italie…

     – Mon train allait directement de Paris vers l’Italie ! dit-il avec force. Le rapide 609. Il ne passait pas par Avignon. Il traversait les Alpes par le tunnel du Mont-Cenis, vers Turin, Gênes, Pise, Livourne, Civitavecchia, Roma-Termini. Il allait même jusqu’à Syracuse.

      – Alors vous vous êtes trompé de train.

     – C’est impossible ! Ce matin à huit heures dix, j’étais assis dans ce compartiment de troisième classe…

      – Troisième classe !... Mais la troisième classe n’existe plus depuis les années cinquante, et…

     – Elle sera supprimée l’année prochaine ! la coupe-t-il à son tour. Et ce matin, j’ai bien pris place dans ce compartiment de troisième classe. J’étais assis près du couloir, face à la marche. Mes compagnons de voyage étaient un couple de jeunes époux, un représentant de commerce, un ecclésiastique, un professeur, un Anglais. Et mon train allait à Rome, pas à Avignon, ni à Marseille, ni à Nice !

      « Il a de la suite dans le délire, remarque Zelda. Ma chérie, tu devrais sans tarder mettre fin poliment à la conversation. »

      Mais Anne est intriguée, cet homme paraît sincère – il est vrai que les fous le sont. C’est vrai aussi qu’il a l’air démodé, comme s’il venait d’une autre époque. « Ah non ! se dit-elle, soudain angoissée, je ne vais pas recommencer mes fantasmes de voyage dans le temps !... »

      Sa voix tremble un peu lorsqu’elle pose sa question à l’homme au manteau gris :

      – En quelle année sommes-nous ?

      – … Eh bien en 1955 ! En novembre, dit-il en la regardant dans les yeux, comme si à son tour il doutait de la santé mentale de son interlocutrice.

      Son regard s’élève ensuite vers la chevelure ambrée que le mistral a désordonnée, puis vers la verrière qui couvre le hall, balaie l’espace de repos, les sièges fuselés, les tables basses, les machines à composter orange vif, la foule des voyageurs vêtus de couleurs printanières, de tenues hétéroclites, traînant tous des valises à roulettes qui font un tac-tac irritant sur le sol couvert de lattes de bois…

      – Mais tout ceci est si bizarre…, ajoute-t-il, à nouveau troublé, perdant son assurance.

      « Bizarre ? Vous avez dit bizarre, mon cher cousin ? »

      « Oh ! ça va, Zelda, ne me fait pas un film, en plus ! »

      – Oui, c’est vrai, concède Anne, quelque chose de bizarre est arrivé. A moi, à vous surtout. Je ne veux cependant pas vous affoler. Je pourrais me débarrasser de vous en vous faisant acheter un billet pour Marseille ou Nice, et vous mettre dans le prochain TGV. Pourtant…

      – TGV ?...

      – Oui, cela signifie Train à Grande Vitesse.

      – Mais depuis quand sont-ils en service ?

      – Si je vous donne une date, vous ne me croirez pas.

      – Dites toujours.

      – 1981.  

      – Vous vous moquez de moi !

      – Vous voyez !... Je crois vraiment qu’il vous est arrivé quelque chose, monsieur… ?

      – …Delmont… Léon Delmont, dit-il avec nervosité après un temps d’hésitation.

      – Enchantée ! Anne Devil.

      Un sourire se dessine pour la première fois sur le visage las de cet homme.

     – Vous êtes charmante, Anne Devil, très séduisante – vous ressemblez à une nymphe de Botticelli –, mais tout aussi irréelle que ce décor lumineux, insolite, ces gens vêtus de façon voyante et plutôt légère pour un mois de novembre, et vous tenez des propos invraisemblables.

      « Fais gaffe ! Il est paumé ou fou, il a un prénom de grand-père, mais il commence à te draguer, là ! » ne peut s’empêcher de commenter Zelda.

     – Ecoutez, dit Anne en ignorant ces commentaires, je vous aiderai volontiers si vous m’aidez aussi. Essayez de vous souvenir… Pourquoi vous êtes-vous retrouvé à la gare d’Avignon ?... Que s’est-il passé juste avant ?

      Il fronce les sourcils, semble se concentrer…

     – Eh bien…, j’étais, comme je vous l’ai dit, dans le compartiment de troisième classe de mon train Paris-Rome. J’ai dû m’assoupir un instant, un peu avant ou après Mâcon, je ne sais plus, au moment sans doute où la ligne bifurque pour rejoindre les Alpes. Je ne me souviens pas d’avoir rêvé, mais d’une sensation étrange, une chaleur, une lueur, un bruit singulier, pas violent, sourd… comme un « fffloufff… » très long, assourdi. Je me suis réveillé en sursaut. Le compartiment avait disparu, mes compagnons aussi. J’étais dans un fauteuil confortable rouge et jaune, près de la fenêtre, et le paysage, dans cette fenêtre, défilait à une vitesse ahurissante, un paysage qui rappelait le sud de la France. Puis le haut-parleur a annoncé l’arrivée du train en gare d’Avignon – deux minutes d’arrêt. « J’ai fait une erreur… j’ai fait une erreur ! me disais-je. Je dois descendre de ce train ! » Je me suis levé de mon siège avec difficulté – il n’y avait personne à côté de moi – et j’ai vu ma valise au dessus de ma tête, dans le porte-bagages. Je m’en suis emparé, j’ai suivi les voyageurs qui se dirigeaient vers la sortie, descendaient du train… Sur le quai, j’ai eu un léger étourdissement, ébloui par l’intensité du soleil, le bleu électrique du ciel. Je m’étais endormi aux environs de Mâcon ; là-bas le ciel était sombre, les vitres se brouillaient de pluie… Et soudain, j’étais en Avignon, sur un quai lumineux… j’avais chaud… j’avais peur… J’ai erré un moment dans la gare… Puis je vous ai rencontrée.

     – Vous devriez retirer votre manteau, monsieur Delmont, dit Anne avec douceur mais fermeté. Il fait vraiment chaud à présent. Il faut que vous soyez à l’aise pour entendre ce que j’ai à vous dire.

      Il s’exécute lentement, pose l’épais manteau gris et l’écharpe jaune paille et nacre sur la valise vert bouteille, puis se rassoit. Il fixe sur Anne un regard intense qui exprime un grand étonnement, mais pas de crainte. Visiblement il lui fait confiance, est prêt à la croire.

      – Je vais être brutale avec vous, poursuit-elle, j’en suis désolée, croyez-moi. Vous êtes bien à Avignon, et la date d’aujourd’hui est le 21 mai 2004. Vous avez sans doute pénétré à votre insu dans une faille spatio-temporelle qui vous a fait quitter non seulement votre train, mais aussi votre présent, pour vous projeter dans un autre train et un autre lieu… dans le futur.

      Le regard de Léon Delmont s’altère, l’incrédulité s’y installe puis cède la place à la panique. Ce que lui a dit Anne Devil est inconcevable… Cependant les faits sont têtus : ce décor ultramoderne, ces gens étrangement vêtus, cette douceur printanière, et cette jolie femme qui ressemble à un Botticelli, avec son regard plein de compassion…

      L’esprit de Léon Delmont vacille, il se raccroche à ces yeux couleur aigue-marine… Il doit faire confiance à cette personne avenante, elle est la seule à se préoccuper de lui, à vouloir l’aider.

      Anne lit toutes ces pensées sur le visage tourmenté mais agréable de son compagnon. Certes, il est séduisant : la quarantaine ou un peu plus, des traits aigus creusés par la fatigue et l’angoisse, une légère calvitie qui lui donne le charme d’un intellectuel. Toutefois, ce qu’elle ressent à son égard n’est pas une attirance d’ordre sentimental ou sexuel, c’est plutôt une envie de le protéger comme un enfant désemparé. Célibataire par choix, Anne se dit qu’après tout, passé la quarantaine, on n’est toujours pas obligée de craquer pour les bébés, mais qu’un homme de quarante-cinq ans, un peu perdu, peut aussi bien éveiller un trop plein de tendresse soigneusement caché sous une façade de désinvolture.

      – Ce que vous me dites est invraisemblable, Anne Devil, dit calmement Léon Delmont, tandis que son regard retrouve une certaine assurance, pourtant je vous crois. Comment ne pas vous croire face à l’évidence ? Je suis en Avignon, dans une gare où roulent des Trains à Grande Vitesse, c’est le printemps, et nous sommes au XXIème siècle… Et maintenant, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que je fais ?

      – Eh bien, dit-elle, vous alliez à Rome. Envisagiez-vous de visiter Saint-Pierre ? Le Vatican ?

      – Justement. Ce voyage, exceptionnellement, n’était pas un voyage d’affaires. A mes frais – ce qui explique la troisième classe –, il allait me permettre de revoir ce monument et ce musée que j’ai longtemps négligés.

      – Alors, faute de vous rendre dans la demeure du pape actuel, qui selon moi n’est pas très recommandable – rétrograde, borné –, vous allez visiter celle de nos vieux papes (Benoît XII, Clément VI, Urbain V…) qui probablement n’étaient pas plus recommandables que le locataire du Vatican, mais qui ont l’immense mérite d’être morts depuis des siècles.

      Léon Delmont éclate de rire.

      – Cécile ! Vous me rappelez Cécile. Comme vous, c’est une anticléricale forcenée !

      Anne se lève en souriant.

      – Je ne vous demanderai pas qui est Cécile, vous me parlerez d’elle un peu plus tard. Nous n’allons pas bavarder dans cette gare la journée entière. Venez ! Je vous emmène en ville.

      Il se lève à son tour avec une énergie retrouvée, empoignant sa valise, tandis qu’elle se charge du manteau et de l’écharpe.

      Ils quittent la gare TGV, toujours étincelante sous le soleil de plus en plus haut dans un ciel d’un bleu de carte postale.

 

      Zelda fait un dernier commentaire :

     « Marie avait raison. La première conquête a été rapide. Je ne sais pas si ça se terminera par « la bête à deux dos », mais ça te laisse largement le temps d’en faire une ou deux autres avant la fin du week-end »

 

*

 

      Léon Delmont n’est pas à l’aise dans la Twingo vert pomme. Anne lui a dit d’attacher sa ceinture ; ça l’a d’abord effrayé, il se sentait prisonnier. Maintenant ça le rassure – mais pas tout à fait.

     – Vous conduisez toujours aussi vite ? demande-t-il, un peu tendu.

     – Eh bien, de temps en temps j’attrape un PV pour excès de vitesse, ça me calme pour un moment. Aujourd’hui, j’avoue… Je vois que vous êtes inquiet ! Excusez-moi, je ralentis.

      – C’est que… cette circulation intense, ces grandes artères, ces petites automobiles qui se faufilent partout, c’est impressionnant.

      – C’est le progrès, c’est l’enfer des villes. Mais vous avez de la chance, ce n’est pas l’heure des bouchons.

      La Twingo vert pomme longe les bords du Rhône, calme, presque immobile, passe sous le Pont Saint-Bénezet, où, faute de danser quelques touristes flânent, tourne à droite pour pénétrer intra-muros, dans la falaise du Rocher des Doms creusée vers l’accès au parking souterrain du Palais des Papes.

      A l’entrée, Anne qui s’est garée trop loin, doit se soulever, étirer son bras pour prendre le ticket au distributeur.

      – Que faites-vous ? demande son compagnon, inquiet.

      – Je paie, enfin, j’entame le processus de paiement, dit-elle en lui tendant le petit carton rectangulaire. Tenez ! Mettez-le dans mon sac qui est sur le siège arrière.

      – Etrange, dit-il en s’exécutant.

      – Vous n’êtes pas au bout de vos surprises.

      Après la descente dans l’enfer sombre du parking, la sortie sur la place est éblouissante. Le Palais des Papes, caressé par la lumière chaude de mai, est couleur de miel. Ils s’arrêtent un instant, pris de vertige, devant la façade d’une hauteur étourdissante avec ses formidables grandes tours, ses créneaux, ses mâchicoulis…

      – Quelle merveille ! dit Léon Delmont, séduit. Je ne l’avais vu qu’en photographie jusqu’à présent. L’austérité du Palais Vieux, la splendeur du Palais Nouveau… un tel contraste et pourtant une telle unité dans le majestueux, le grandiose.

      – Nous irons le visiter plus tard, dans l’après-midi – si vous êtes toujours là…, dit Anne, songeuse. Venez ! ajoute-elle en l’entrainant. Ces événements m’ont donné soif. Allons sur la place de l’Horloge, elle est plus fraîche, il y a des platanes.

      Un peu déçu, le visage encore tourné vers le Palais, il lui emboîte le pas. Ils longent la Banque de France aux allures de coffre-fort, contournent le manège aux couleurs de sucre d’orge, croisent une faune bigarrée de touristes, quelques bateleurs… Ils ne parlent pas. Il lance des regards curieux à cet environnement lumineux surgi d’un voyage improbable ; elle essaie de rassembler ses esprits pour tenter de maîtriser une situation absurde. Ils marchent au centre de la grande place déjà animée en cette période d’avant-Festival, observent un instant un homme-statue drapé de blanc, s’installent sous un parasol orange du bar Le Forum, face à l’Hôtel de ville dont la tour de l’Horloge domine l’esplanade, et commandent deux demis pression.

      Léon Delmont veut régler les consommations.

      – Avec quelle monnaie ? demande Anne en riant.

      Elle tend six euros au garçon et ajoute :

      – Des francs de 1955 ? Donc des anciens francs. Ca ferait combien au fait pour deux demis ?... Non, voyez-vous je paie en euros, la monnaie unique européenne.

      Il est agréablement surpris.

      – L’Europe a donc fait des progrès dans l’union ? Elle a une monnaie unique ?

      – Oui. Mais ce n’est pas gagné vous savez !... Nous allons nous mettre d’accord, monsieur Delmont.

      – Appelez-moi Léon, voulez-vous ?

      – Soit. Eh bien, Léon, je pourrais vous parler de l’euro, vous faire un cours sur l’Europe, la situation internationale, le 11 septembre, le terrorisme, la guerre en Irak, les progrès de la science, la conquête spatiale, le féminisme, le mariage homosexuel… Nous en aurions pour la journée, vous me poseriez des questions à n’en plus finir. Et je serais malheureusement incapable d’avoir réponse à tout – je suis une personne moyennement informée et cultivée. Si vous demeurez dans notre époque – ce que je ne vous souhaite pas –, vous devrez passer de longues heures dans les bibliothèques et apprendre à vous servir des ordinateurs afin de consulter Internet, un moyen de communication quasiment universel… Mais ce matin nous sommes ici, sur cette place, dans une parenthèse temporelle pour vous, peut-être pour une durée limitée. Il ne faut donc pas perdre de temps avec l’actualité et l’Histoire.

      Léon Delmont lui adresse un sourire charmeur qui dessine de petites rides autour de ses yeux. Curieusement, ça le rajeunit.

     – Alors ce matin, nous parlerons de vous, Anne ! Vous êtes très belle, élégante, raffinée, sûrement une artiste…

     – Hors sujet. Plus tard peut-être, mais pour l’instant nous parlons de vous. C’est la meilleure façon de trouver une solution à votre problème – ou du moins de tenter. Car vous avez un problème, vous en êtes conscient ?

     – Oui. Cependant je ne me considère pas comme un personnage assez intéressant pour souhaiter parler de moi. C’est peut-être la raison pour laquelle mon époque me rejette d’ailleurs.

     – Allons ! C’est de la fausse modestie. Ou alors vous êtes déprimé, ce qui peut se comprendre. Bon, trouvons un point de départ. D’abord, qui est Cécile ?

      – Ma maîtresse romaine, une belle jeune femme brune aux yeux noirs, à la chevelure tressée comme une couronne, dit-il, le regard brillant. Elle est française mais vit à Rome. Elle occupe un emploi au palais Farnèse, l’ambassade de France.

      « Ouf ! Je suis rassurée, déclare Zelda qui semble se réveiller. Pas sur la santé mentale de ce mec – qui me paraît bien préoccupante – mais sur ses intentions. Il t’a fait des compliments charmants tout à l’heure ; pourtant tout compte fait, tu n’es pas son genre. Je savais bien que les brunes ne comptaient pas pour des prunes ! »

      Anne reste silencieuse un moment. Elle est rassurée elle aussi. Ou déçue ? Elle refuse d’entrer dans ce jeu. Elle a entrepris une opération de sauvetage et souhaite la mener à bien sans interférence d’ordre sentimental ou sexuel.

      « Zelda, je te prie de ne pas perturber la conversation qui va suivre ! C’est trop important pour l’avenir de notre ami. »

      « O.K. j’obéis. Parce que je vois que tu n’es pas prête pour une nouvelle aventure sexy – du coup, c’est moins excitant –, et que, d’une certaine façon, il me fait de la peine, cet homme. Tu vois, je ne suis pas une chatte sans cœur ! »

      « Très bien, alors tiens bien ta langue ! »

      La discrétion de Zelda assurée, Anne s’adresse à nouveau à son compagnon. Craignant qu’il n’ait pris son silence pour de la déception, un début de jalousie, elle parle sur un ton bienveillant, éloignant ainsi toute équivoque :

     – Vous alliez rejoindre Cécile à Rome ?

     – Oui. Une fois par mois environ, j’effectue un voyage en train vers la capitale italienne pour mes affaires. Je dirige la succursale française de la maison Scabelli qui commercialise des machines à écrire. En général j’en profite pour consacrer un peu de temps à Cécile. Je l’avais rencontrée dans le train, justement ; elle est devenue ma maitresse, et nous avons entrepris de visiter ensemble tous les monuments de cette ville mythique, la Rome des Césars, mais aussi celle de la chrétienté, des papes – malgré les réticences de ma belle amie anticléricale. Cependant cette fois, ce voyage n’était pas un voyage d’affaires. Son but exclusif était Cécile, à qui j’allais annoncer que je lui avais trouvé une situation à Paris, et que, dans un mois ou deux, elle pourra m’y rejoindre.

     – Vous allez l’épouser ?

      Il ne répond pas tout de suite, paraît embarrassé… Il suit des yeux un moment une jeune femme au visage radieux, à la lourde chevelure de jais relevée en un chignon compliqué, vêtue d’une élégante robe coquelicot ondulant autour de son corps sculptural alors qu’elle traverse la place de l’Horloge en conquérante.

     – Ce n’est hélas pas aussi simple…, dit-il enfin. Je suis marié, j’ai quatre grands enfants : deux filles, Madeleine et Jacqueline, deux garçons, Henri et Thomas. Mais mon couple a subi l’usure du temps. Henriette, ma femme, me méprise. Et pourtant elle m’est très attachée, plus par la passion malheureusement, ni l’amour, ni même la tendresse. Non, simplement je lui assure une vie confortable et bourgeoise en accord total avec ses aspirations, son éducation pétrie de principes, dans un bel appartement au 15 place du Panthéon.

      Il cesse de parler pour observer cette fois une famille qui flâne entre le manège et l’homme-statue. Trois jeunes enfants courent dans tous les sens. La femme, en robe informe, le ventre bombé (nouvelle grossesse ou début d’obésité ?), les rappelle à l’ordre de façon machinale, d’un air las, résigné. L’homme, encore svelte, en short et polo, tente de se tenir le plus possible à distance de cette famille qu’il feint presque de ne pas connaître. Son regard scrute les terrasses des cafés. A la recherche de places ? Non, il observe les filles aux tenues légères, aux jambes nues et halées. Lorsqu’il arrive au niveau de la table où sont installés Anne et Léon Delmont, il s’attarde avec plaisir sur les boucles ambrées, la robe de soie couleur pêche soulignant les formes élancées d’une jolie femme qui ressemble à une nymphe de Botticelli.

     – Rien de nouveau sous le soleil, dit Anne en souriant à son compagnon. Madame est accablée par ses gosses, monsieur papillonne.

     – Vous êtes sévère.

     – Non, lucide, désenchantée… et féministe aussi, mais à l’ancienne mode. Car les valeurs traditionnelles reviennent en force : le mariage, la famille, le « droit à l’enfant » à tout prix… Même les homosexuels souhaitent se marier et procréer… d’une façon ou d’une autre, ne me demandez pas les détails ! ajoute-t-elle avec un petit rire. Je vous rassure pourtant, Sébastien, mon meilleur ami qui est gay, préfère les joyeuses fiançailles à Venise, Florence ou Rome… Revenons à vous, Léon. Vous allez divorcer ?

     – Non. Henriette ne s’y résoudra jamais.

     – Vous allez donc vivre dans le compromis.

      – Hélas !

      Un sourire s’élargit sur les lèvres délicatement ourlées d’Anne. Elle ouvre son sac – une grande poche souple en raphia couleur rouille –, regarde à l’intérieur, sans toutefois faire mine d’en sortir quoi que ce soit.

     – je vais vous dire ce que vous allez faire, Léon… La solution se trouve au fond de mon sac, murmure-t-elle avec un air de conspirateur.

     – Quel est ce nouveau mystère ?

     – Vous allez le savoir. Mais avant, je peux vous dire que vous changerez vos projets. Vous irez à Rome, certes ; cependant vous n’y rencontrerez pas Cécile. Non, vous allez y vivre ces trois jours, que vous projetiez de lui consacrer, sans la voir, en vous cachant d’elle, même.

      – Mais… c’est impossible !... Cela n’a aucun sens !

      – Laissez-moi poursuivre. Vous allez prendre conscience d’une chose lors de cet interminable voyage vers la « ville éternelle ». C’est que, justement, cette ville et Cécile sont inextricablement liées. Vous ne pouvez aimer Rome qu’à travers Cécile, et Cécile qu’à travers Rome. Cécile vivant à Paris avec vous perdrait tout son charme, deviendrait une seconde épouse dont vous vous lasseriez, comme vous vous êtes lassé d’Henriette.

      Léon Delmont s’agite sur son siège, en proie à des sentiments confus : étonnement, incrédulité, colère… Peut-être aussi soulagement inavoué.

     – Vous semblez oublier qu’en ce moment je ne suis ni à Paris ni à Rome, dit-il sur un ton ironique et amer, mais en Avignon, prisonnier d’une époque qui n’est pas la mienne, donc dans l’incapacité de suivre vos excellents conseils, Anne Devil !

      – Ne soyez pas grincheux ! Soyez confiant plutôt, je crois que votre situation va se débloquer.

      – Comment ?... Et d’abord, qu’est-ce qui vous permet de vous immiscer dans ma vie privée ?

      – Cet objet, dit Anne en sortant de son sac un livre de format poche, de couleur beige rosé, dont le titre est La Modification, l’auteur, Michel Butor, l’illustration, des rails sombres de chemin de fer qui s’entremêlent puis bifurquent au-dessus de l’étoile accolée au M des Editions de Minuit.

      – Quel rapport y a-t-il entre ce livre et moi ? demande-t-il, irrité.

      – Ce livre, vous l’avez écrit, ou plutôt, vous allez l’écrire.

      – Mais l’auteur s’appelle Michel Butor !

      – Et alors ? C’est peut-être un nom de plume. Et le personnage s’appelle Léon Delmont. Celui qui écrit, en utilisant la deuxième personne comme s’il se parlait à lui-même, c’est vous.

      – Prouvez-moi que j’ai écrit ou que j’écrirai ce livre !

      – C’est facile, je vais vous en lire un passage, dit-elle en tournant quelques pages… Voilà ! C’est à la page 275, vers la fin du roman.

      Anne regarde son compagnon, lui adresse son plus joli sourire, s’éclaircit la voix et commence à lire :

   « Vous n’irez point guetter les volets de Cécile ; vous ne la verrez point sortir ; elle ne vous apercevra point.

    Vous n’irez point l’attendre à la sortie du palais Farnèse ; vous déjeunerez seul ; tout au long de ces quelques jours, vous prendrez tous vos repas seul.

       Evitant de passer dans son quartier, vous vous promènerez tout seul et le soir vous rentrerez seul dans votre hôtel où vous vous endormirez seul.

    Alors dans cette chambre, seul, vous commencerez à écrire un livre, pour combler le vide de ces jours à Rome sans Cécile, dans l’interdiction de l’approcher.

    Puis lundi soir, à l’heure même que vous aviez prévue, pour le train même que vous aviez prévu, vous retournerez à la gare,

    sans l’avoir vue. »

       L’expression de Léon Delmont a changé ; il n’est plus irrité, incrédule, il paraît fasciné. Presque malgré lui, ses mains se tendent, se referment sur le livre qu’elle lui abandonne… son visage se concentre, ses yeux s’illuminent lorsqu’il l’ouvre et commence à lire…

      Au même moment, Anne ressent un soulagement intense qui détend tout son corps, comme si elle était délivrée soudain d’un lourd fardeau. Elle se love avec  volupté dans les coussins moelleux du fauteuil en osier. Son regard balaie la place, le manège aux couleurs de sucre d’orge, les statues sévères de Corneille et Molière devant l’Opéra-Théâtre, celle, irréelle, de l’homme en blanc, l’Hôtel de ville et son horloge à jacquemart dans le beffroi gothique, la fraîche ramure des platanes, le parasol orange au-dessus d’elle… Elle renverse la tête sur le dossier, ferme les yeux…

      …Le Colisée a remplacé la pyramide de Pei dans la cour du Louvre agrandie… Le Panthéon de Rome a rejoint le Panthéon parisien et l’entraîne dans une valse folle qui plonge Anne à leur suite dans un vertige, une chaleur, une sensation de chute vers un brasier étincelant… Elle sursaute, ouvre les yeux, les referme aussitôt, éblouie… Un rayon de soleil malicieux a contourné le parasol pour la frapper en plein visage. « Où suis-je ?... Ah oui ! sur la place de l’Horloge, en compagnie du personnage de La Modification. »

      Mais lorsqu’elle tourne son regard vers le siège voisin, Léon Delmont a disparu, le livre aussi. Déconcertée, elle s’adresse à Zelda :

      « Où est-il ?... »

      « Dématérialisé. Je t’ai vue t’endormir, je le regardais lire ; il paraissait hypnotisé, comme aspiré par le livre. Ca a duré de longues minutes… Puis tout d’un coup, une chaleur, une lueur, et « fffloufff… », il a disparu ! »

      « Tant mieux ! dit Anne, soulagée. C’est ce que j’espérais. Il a rejoint son compartiment de troisième classe, en compagnie du couple de jeunes mariés, du prêtre, du représentant de commerce, du professeur, de l’Anglais. Il ira à Rome. Il ne rencontrera pas Cécile, il entrera dans La Modification. Il écrira son livre… Mais quand même, il me plaisait bien ! » ajoute-t-elle avec une pointe de regret.

      Le rayon de soleil est soudain masqué par une ombre. Un homme se penche vers elle, une silhouette élancée, élégante, un costume démodé qui lui donne une allure de dandy. Elle distingue son visage ciselé malgré le contre-jour, des yeux noisette, brillants, inquisiteurs, une chevelure mi-longue châtain cendré, une petite moustache soignée. Elle entend sa voix mélodieuse et distinguée murmurer :

      – Odette…

      « C’est Jeremy Irons ! » s’écrie Zelda tout excitée.

      « Ah ! non, répond Anne, partagée entre le doute et l’agacement. C’est Charles Swann. Il a pour moi les traits de Jeremy Irons depuis que cet acteur – pour qui j’ai un faible – a joué son rôle dans Un amour de Swann de Volker Schlöndorff, mais là, c’est bien le personnage de Proust… A croire qu’ils se sont donné le mot pour m’embêter aujourd’hui, les personnages de romans ! Je dois pourtant lui répondre, à celui-là aussi. »

      – Pardon ?..., dit-elle, feignant la surprise.

      L’homme élégant prend place sur le siège qu’occupait précédemment Léon Delmont.

      – Odette…, répète-t-il. C’est toi ?

     – Non, Charles Swann, je ne suis pas Odette de Crécy, répond Anne, s’armant à nouveau de patience. Regardez-moi bien. Je ressemble à un Botticelli mais je ne suis pas la Zéphora de la Chapelle Sixtine. Non, moi je suis l’une des trois Grâces qui rend visite à la jeune Florentine, accompagnée de ses deux sœurs et de Vénus, dans une fresque du Louvre. Et si vous êtes attentif, vous observerez que je suis bien plus aimable, plus souriante, que Zéphora. Elle, elle a un air triste, maussade, renfrogné. Moi, j’essaie d’être optimiste, ce qui n’est pas toujours facile lorsqu’on doit porter sur ses épaules le poids de tous les tourments des personnages de romans !

      Charles Swann l’observe avec plus d’attention, lui sourit, à la fois charmé et confus.

     – Vous avez raison, dit-il sur un ton enjôleur et mondain. Veuillez accepter toutes mes excuses ! Vous n’êtes pas Odette de Crécy… Je me suis laissé abuser par une ressemblance… j’ai oublié mon monocle. De plus, je crains de m’être perdu dans cette ville ensoleillée au passé riche mais au présent étrange… Mais vous êtes charmante !

      – Peut-être… Pourtant je ne suis pas votre genre. Odette non plus d’ailleurs. Lorsque vous aurez cessé de l’aimer – et serez prêt à l’épouser –, vous en conviendrez et direz, je vous cite :

      « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »

      L’incrédulité se peint d’abord sur le visage séduisant de Charles Swann. Puis il semble se concentrer sur ses pensées, ses souvenirs, se raviser, et regarde Anne avec une attention différente.

      – Vous me paraissez bien clairvoyante, mademoiselle… ?

      – Anne Devil.

      – Anne Devil… Etes-vous démon ? Ce que vous venez de me dire, je le ressens confusément ; jusqu’à présent le n’ai pas eu le courage de le formuler, de regarder la vérité en face. Hélas, je ne suis pas encore guéri de cet amour maladif. Mais vous venez de m’aider, et je vous en suis infiniment reconnaissant ! Je ne vous importunerai pas plus longtemps. Au revoir, Anne Devil… Nous nous rencontrerons peut-être à nouveau… dans un autre livre.

      Il lui prend la main, la baise avec délicatesse, se lève et s’éloigne, promenant sa démarche aristocratique – en un contraste saisissant avec la foule des touristes bruyants et bariolés – dans la lumière éclatante d’une fin de matinée sur la place de l’Horloge…

 

      Zelda n’en croit pas ses yeux.

      « Y a Jeremy Irons – ton deuxième objet de fantasme après David Bowie – qui s’installe à ta table, te drague, et tu le laisses partir ?!... Je rêve ! J’hallucine ! »

      « Ce n’est pas Jeremy Irons, c’est Charles Swann, un personnage de roman, je te l’ai déjà dit ! Et moi, pour aujourd’hui, les personnages de romans, j’en ai un peu soupé. Va bene ! » répond Anne, agacée, en regardant l’élégante silhouette du dandy cultivé s’éloigner.

      Son attention est alors attirée par un éclat de rire à la table voisine. Elle détourne son regard une fraction de seconde ; lorsqu’elle le reporte sur la place, à l’endroit de la trajectoire où il est censé se trouver, le dandy a disparu.

      « Dématérialisé, dit Zelda qui commence à s’habituer. Un éclair lumineux, un « fffloufff… » assourdi, que j’ai entendu malgré la distance, et il a disparu. »

      « C’est parfait, dit Anne. Il va repartir à la recherche d’Odette de Crécy et continuer à souffrir. Mais ça, c’est son problème, pas le mien… Pourtant, lui aussi il me plaisait bien !... Bon, maintenant, une dernière corvée. »

      Elle sort son portable de son sac et compose un numéro.

      – Allô ! Philippe ?... C’est Anne… Oui, j’ai mis le futur prix Goncourt dans le TGV… Non, elle ne s’est pas trompée de train… Oui, elle a bien composté son billet. Et j’ai des instructions pour toi au sujet des chats. Tu notes ?... Alors voilà : le matin, c’est les boîtes pour ceux qui en veulent – surtout Yom Yom et Scott – ; à midi, couper la viande pour Tanit et Antinéa ; à six heures…



  

   


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